Cher F.,
Pour reprendre ton dernier message, je crois que tu n’as pas compris. Ou bien que tu n’as pas voulu comprendre. Ce ne sont pas les « sujets de discussion » qui sont indignes, ou indignes de ma personne. Je dirais plutôt que c’est toi qui as choisi le mauvais moment ou peut-être la mauvaise personne pour les aborder. J’avais vraiment honte, hier midi, tu sais. Me parler de tes enfants dans pareille circonstance m’a paru fort inapproprié, limite déplacé. Mais refermons cette parenthèse qui ne rime à rien.
Je t’écris cette lettre (je n’ai pas d’enveloppe sous la main, je te la remettrai donc en main propre, littéralement), je t’écris cette lettre manuscrite (la première si j’en crois ma mémoire, c’est dire l’importance qu’elle peut avoir, et j’aurai ainsi essayé tous les supports qui me sont donnés pour t’atteindre – en vain, sauf peut-être cette fois-ci ?), je t’écris pour te dire que je respecte ta solitude, ta détresse, ton désarroi. Je respecte la personne que tu es d’être triste et heureuse de l’être. J’aime cette personnalité qui m’autorise moi-même à être triste car j’ai aussi un fond houleux, comme tu le sais. Le vague à l’âme m’emporte souvent. O. dit que je suis un bateau qui a pris le large ces derniers temps. C’est vrai. J’ai pris le large, avec toi pour amant. Et parfois je dois revenir sur la terre ferme. Et dans ce cas, je dois apprendre à t’ignorer, à faire semblant, à feindre mes sentiments. Mais j’aime prendre le large avec toi, même si le temps est parfois maussade. Je croyais que tu m’aimais dans cette campagne, dans cette étrange errance. Ce monde parallèle comme on l’appelle. C’est pour cela que je t’ai écrit l’autre jour que tu pouvais me laisser t’accompagner dans cette tristesse qui t’envahit, t’anime, conduit tes actes (ou les réfrène), t’accompagner dans ce « vide ». Dans ce néant. Car ce vide, c’est aussi un peu le mien. Mais je crois savoir comment le combler aussi. Vois-tu, ce vide est intéressant, il m’interpelle car le vide ne demande qu’à être occupé. Il nous offre donc un espace immense pour nous enrichir. Et c’est sur quoi j’avais fondé notre relation d’antan. Parallèlement à nos moments d’égarement, de glissement, c’est en lisant, en t’écrivant, en t’écoutant, en te caressant, en adoptant tous ces gestes qui me sont devenus naturels à ton égard avec le temps, que j’apprivoisais le néant et que nous parvenions à « être », finalement. Je n’ai pas (encore) lu l’Être et le Néant de Sartre, et je ne vais pas t’embrumer l’esprit davantage avec ces considérations existentialistes, même si l’on s’en rapproche, clairement. En résumé, je pensais que tu aimais le partage que l’on faisait de ce vide par la manière dont on l’occupait.
Pardonne-moi la petite digression qui va suivre, mais j’y vois un rapprochement qui me semble pertinent de faire dans cette lettre qui apporte ce vent sauvage du large. Si j’évoque le terme de « glissement » (pour évoquer notre relation illégitime, tu l’auras compris), ce n’est pas anodin : je suis plongée dans la lecture de FRAGILITÉ* (le titre ne pouvait que me plaire et susciter ma curiosité étant donné l’œuvre que je tente d’entreprendre) et la coïncidence, à laquelle je m’habitue par la force des choses, m’amène à lire ceci de manière concomitante à la rédaction de ta lettre :
Plus récent dans son sens non maritime (où il renvoyait au mouvement par lequel l’ancre d’un navire s’arrache du fond, et glisse sur lui), le dérapage, qui n’est qu’une forme de glissement et de dérive, s’y est adjoint. Le plaisir de ce que nos contemporains appellent « la glisse » est précisément celui de garder ou retrouver son équilibre dans un déséquilibre continuel, de contrôler ce qu’un rien rendrait incontrôlable, en un mot de jouer avec le feu, plaisir puéril, ou en tout cas juvénile (d’où son attrait pour ceux qui ne sont plus jeunes).
Je pense que ce passage m’offre un excellent fil conducteur pour mon ouvrage qui traitera non sans manière détournée ou explicite des relations d’adultère. C’est précisément ce « dérapage » qui m’avait conduite à trouver un certain équilibre, paradoxalement.
Quelques pages plus loin, l’auteur est passé de la fragilité au glissement et aboutit au terme de lubrique pour en revenir au glissement, je cite :
« Lubrique » s’est [quant à lui] spécialisé dans le sens d’un désir sexuel désordonné ou excessif (…), il transpose le latin lubricus, lequel correspond parfaitement au terme grec qui vient d’être étudié (glissement). Il y va du glissant ou de ce qui fait glisser, de l’incertain et de l’instable, de ce qui est moralement périlleux.
Ce qui est curieux dans cette analyse sémantique, ce sont les lignes qui suivent et qui pourraient semer le doute dans la compréhension de nos agissements :
Il y va, chaque fois, de l’exposition à de graves écarts de conduite, où l’on glisse aisément, d’un âge dangereux ou fragile. Ce sens d’incertitude et de fragilité fait que « lubrique » peut, sans connotation morale négative, qualifier l’espérance.
À présent, que pourrais-je bien espérer de notre situation décadente, dis-moi ? Quel espoir ai-je aujourd’hui d’obtenir de toi ce répondant qui me manque ? Quel avenir pour nous, autres échoués ?
Ce qui m’a toujours plu à tes côtés, c’est que j’avais trouvé en toi quelqu’un qui me comprenait sans que je n’ai trop à lui expliquer davantage. Et malgré mes états d’âme, j’avais trouvé la parade. Glisser, vaciller ne me faisait plus mal. Ce devenait un jeu de forces (et de faiblesses) qu’il fallait maîtriser. J’aimais voguer sans naviguer sur les vagues des sentiments, des passions et du plaisir charnel, et t’y retrouver. Mais pour jouir de cela, bien évidement, il faut être deux. C’est là que l’expression « être dans le même bateau » prend tout son sens, soudainement.
Toute cette litanie (vive le pouvoir de la métaphore filée) pour te dire en définitive que, comme je te l’ai dit un jour, si tu sombres, si tu plonges trop profondément, je pourrai toujours te remonter à la surface. À deux, on n’a moins de risque de couler. À deux, il y en aura toujours un pour rattraper l’autre. Et si cela doit toujours être moi, il peut en être ainsi. En revanche, si tu penses que ce sacrifice n’en vaut pas la peine, je resterai sur la terre ferme. Je te laisserai alors aller au loin, sans moi. On ne sait jamais qu’un jour, nos barques échouent à nouveau au même endroit.
À toi,
f.
*FRAGILITÉ, J.-L. Chrétien, Les éditions de Minuit (2017)