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Giboulées #1

Cher F.,

Comment cela se fait-il que tu ne m’aies pas répondu l’autre soir ? Ma réaction était violente. J’étais dans l’incompréhension, et aujourd’hui, je le suis encore plus. Je ne comprends pas ton silence.
J’ai beau me dire que tu n’as pas lu mon courrier, je n’y crois pas. Tu as eu le temps de le lire, et le temps de réagir.
J’ai beau me dire que tu l’as lu et qu’il t’a laissé dans l’incompréhension toi aussi, auquel cas tu me l’aurais dit. Tu m’aurais écrit : Je ne comprends pas pourquoi tu réagis comme ça.
J’ai beau me dire que tu l’as lu et que mes mots t’ont mis en colère, alors, tu aurais laissé couler, oui, peut-être. Mais tu serais revenu. Tu te serais servi de mes mots doux et poétiques qui ont suivi le soir pour qu’on mette les choses au clair ou les choses à plat.
Je suis certaine que tu as lu ma réponse (ton article attendait bien une réaction quelconque, enfin je crois). Pourquoi n’y réponds-tu pas à ton tour ? Je t’ai posé des questions. Pourquoi me laisser une fois de plus dans un silence de mort, un silence accablant, incompréhensible ? ❄️

Ce silence ressemble à celui de la montage. Sans le phénomène d’écho qui nous parvient inévitablement à un moment ou à un autre. Et quand bien même il n’y aurait pas d’écho, c’est un froissement de feuille, une écorce qui craque, la neige qui crisse, un murmure du vent, les pas de marcheurs, un petit animal se faufilant que l’on pourrait entendre. Ton silence est pire que celui de la montage, puisque aucun son ne me parvient. Ton silence est le même qui règne à l’instant dans mes oreilles, une oreille plus précisément. C’est un silence indescriptible, bruyant, qui me donne la nausée, qui me confine et me fait perdre l’équilibre.

Je suis clouée au lit depuis aujourd’hui. La nuit a été très mauvaise. Je crains le pire cette nuit encore. Il y aura ton silence, et ces bruits morts vacillant entre mon oreille externe et le tympan. ❄️

Cet après-midi, j’ai fixé le ciel par la fenêtre en contre-plongée. Je ne voyais qu’une succession de nuages blancs, sur un fond tantôt gris, tantôt blanc lui aussi, parfois surgissait d’on-ne-sait où une éclaircie. Cela annonce les giboulées, si tu veux mon avis. D’ailleurs le temps est tempétueux. J’ai cru que les volets allaient s’envoler cette nuit. Ce fut presque une réalité quand la tempête en journée a littéralement arraché le volet de son mur. La vis est sortie violemment, laissant le volet en roue libre à la merci du vent. Vis et tenant ne tenaient plus à rien, sauf à leur volet qui venait se fracasser sur la vitre à chaque va-et-vient. Avant que la vis n’enfonce la vitre et ne parvienne à la briser, je l’ai saisie au vol pour tenter de la renfoncer dans son orifice, mais le mur était presque éventré, laissant un trou béant.

C’était le seul temps fort de la journée (c’est le moins qu’on puisse dire). Le vent, la pluie, le grésil, la neige, puis encore le vent et la pluie se sont enchaînés – déchaînés ! – toute la journée. Seul cet interlude infernal, moi aux prises avec un volet fou, m’a permis de m’extraire de ma pensée ankylosante à ton égard ou plutôt à l’égard de ton absence, à ton indifférence absolue. ❄️

Tu n’es probablement pas indifférent à mes propos. Mais comme tu ne montres aucun signe que tu t’y es intéressé, comme tu ne te manifestes aucunement, sous aucune forme, cette absence de réaction ressemble à un silence lourd et pénible qu’il me tarde que tu troubles au plus vite.

f.

04
Giboulées #2

« Oui, je me doute que cette semaine est rude pour toi. Sache que je pense à toi. » – Mais que je suis ridicule !
Bien sûr, bien sûr que j’avais envie de t’écrire ces mots, mais tu ne les méritais pas. Surtout, tu n’en avais pas besoin. Est-ce qu’ils t’ont fait du bien ?
Je compatis une fois n’est pas coutume. Je reste compréhensive et t’excuse presque en regard de ta situation, de tous tes tracas quotidiens. Mais, et moi dans tout ça?
Et patatras, j’oublie tout le reste. Enfin pas vraiment. Je ne t’oublie pas, mais je n’ai pas eu le temps, ni l’inspiration…
Je devrai me contenter de ce seul réconfort : quelques mots un peu fadasses mis bout à bout pour panser mon cœur et apaiser mon âme. Pauvre de moi. ❄️

Je suis sévère avec toi… Tu crois ?

Je m’en sors vaille que vaille contre ce méchant coup de froid (ou devrais-je dire coup de blues ?) J’ai chaussé les skis toute la matinée. Le temps était magnifique. La tempête nous a laissé quelques centimètres de neige nouvelle et moelleuse à souhait. Du velours blanc à flanc de coteaux. Même le hors piste était envisageable. Gare aux roches en catimini cependant… je n’ai parlé que de quelques centimètres ! ❄️

Je t’ai encore aimé secrètement aujourd’hui. Au moment de prendre le télésiège, un des moniteurs était à côté de la petite cabane de surveillance. Il te ressemblait étrangement. Il avait des jambes aussi fines que les tiennes (oui, même avec une combinaison, un skieur laisse visible sa corpulence). C’était un surfeur. On les reconnaît très facilement à la manière dont ils sont chaussés et à leur posture. Mais je ne t’imagine pas du tout en surfeur.
Il te ressemblait au niveau du visage aussi. Il avait les traits fins, comme ses jambes, une bouche fine sensiblement masquée par une petite zone touffue de poils blonds, comme les tiens. Et puis il a suffi d’un geste pour que le portrait de mon F. prenne vie lorsque le surfeur s’est saisi d’une cigarette, la portant à sa bouche et tirant un coup. La moue du fumeur. Celle que tu fais souvent.

Voilà comment tu m’es apparu en vrai aujourd’hui, très sommairement, dans un décor enneigé. J’ai embarqué dans la nacelle direction les sommets, et ton visage, ton odeur, ne m’ont plus quittée de la journée. ❄️

f.

05
Giboulées #3

La petite dort enfin. Travailler comme écrivain clandestin demande souvent de la patience et beaucoup de motivation. Mais tant que cela reste pour le plaisir d’écrire et la beauté du geste, je persiste.
Comme nous dormons dans la même chambre cette semaine, elle a du mal à s’endormir si je ne suis pas avec elle. Elle m’attend et veille. Du coup, je lis à côté d’elle le temps qu’elle trouve le sommeil. Une fois qu’elle a sombré, je troque ma casquette de lectrice pour celle d’écriveuse, et c’est parti.
Mais parfois, comme ce soir, le chaton ne s’endort pas. Alors, je décide de cesser mon activité et d’éteindre la lumière pour l’inviter au sommeil. En règle général, en quelques minutes, c’est chose faite, la petite dort comme un bébé. Néanmoins, pendant ces quelques minutes plongé dans l’obscurité et sous la chaleur des draps, l’écrivain clandestin ne doit pas se laisser happer par les bras de Morphée. Je dois résister à l’envie de somnoler et de m’enfoncer moi aussi petit à petit dans le sommeil. L’écrivain clandestin doit rester en éveil : penser à son puzzle de mots, aux premières pièces (les coins à placer), ces premières phrases qui vont permettre aux autres de s’emboîter aisément.

Me voilà donc après le subterfuge, plume à la main et lampe infra rouge collée sur le front, prête à te raconter… ❄️

Je n’ai pas revu « mon » surfeur aujourd’hui. Je « t' »ai laissé en bas des pistes. Je crois que je commence à éprouver un certain détachement qui me fait grand bien. Il faut dire que l’air de la montagne y est pour beaucoup, et j’étais restée sur ma faim par ton message d’hier. Je n’ai pu me consoler qu’intérieurement en me disant que, maintenant que je m’étais rappelée à toi en te demandant si tu étais fâché, tu allais enfin prendre la peine de répondre à mon e-mail; depuis lors, tu as bien dû trouver un moment, et puisque tu n’es « pas du tout fâché », seulement « submergé, éreinté » par tous tes tracas, m’as-tu répondu, tu vas surement le faire. Laisse tes soucis un instant de côté pour penser à moi. Tu devrais te changer les idées.

Aujourd’hui, tu m’envoies un court message vingt-quatre heures après, rebondissant sur mon « Sache que je pense à toi ». Je ne sais pas si tes mots me font plaisir, gentiment sourire ou si je déchante davantage encore, réalisant que nous sommes peut-être finalement assez étrangers l’un pour l’autre, ou du moins que nos occupations divergent bel et bien. En définitive, je suis partagée entre l’envie de t’envoyer une photo de ce beau paysage du Jura ou bien passer sous silence ce message qui n’était après tout qu’un petit écho au mien me disant Merci. Moi aussi, mais je ne t’envie pas là où tu es. La poudreuse, très peu pour moi. En revanche, pour la beauté des paysages, ça…

Autrement dit, je n’étais pas si loin de la vérité en écrivain l’autre jour que je ne t’imaginais pas en surfeur. Sur le coup, j’ai esquissé un sourire complice de moi-même avant de le laisser retomber comme un flocon, petite chose éphémère. ❄️

Nous ne nous retrouverons jamais jambes dessus jambes dessous chassant croisant nos skis sur les pistes, profitant des rayons ardents du soleil en prenant un café tout en haut sur les sommets. Dommage.

Je sais que tu n’aimes pas le bord de mer non plus. Tu t’y ennuies rapidement et tu n’aimes pas la baignade.

Dis-moi ce qu’il nous resterait pour passer du temps ensemble en dehors de la ville, toi qui dis souvent vouloir te réfugier dans « ta montagne » ? La montagne en été, peut-être, alors ? ❄️

Nous avons longé le Doubs ce soir. Nous sommes remontés jusqu’à sa source. L’endroit était très beau. Il y avait des tables de pique-nique installées de part et d’autre de la rivière. La petite cascade en amont rafraichissait encore davantage l’air glacé de l’hiver dans ce village « le plus froid du pays », paraît-il. Certains endroits cependant commençaient à se dégarnir, laissant entrevoir la terre, ses roches et ses racines nues, à vif. Il y avait aussi un banc, taillé dans sa plus simple expression, sans armature, qui faisait face à la source.
Aussitôt, je nous ai imaginés sur ce banc, l’un dans l’autre. Mon imagination s’est emballée et je me suis mise à rêver de pouvoir passer une semaine ici avec toi dans la région. Insensé. Et pourtant. C’était si clair dans mon esprit. Comme cette eau fraîche et pure. Toi et moi près du cours d’eau à contempler la nature, à la questionner, et à nous embrasser. C’était curieux comme nous étions vivants dans cette projection, à nous interroger sur tous ces petits mystères, à scruter des oiseaux ou des insectes que nous n’avons pas l’habitude de côtoyer dans nos villes. Toi et moi à profiter du temps qui ne passerait plus, qui n’aurait plus aucune emprise sur nos corps amoureux.

Amoureux. L’es-tu ? Le suis-je encore ? On ne sait jamais quand le désir amoureux va cesser, tout comme je ne sais jamais quand une lettre va se terminer. Je sais seulement que quoi que tu puisses en dire, tu m’as oubliée. Tu as oublié ce que nous avons été et comme tu m’as aimée il y a deux ans, quand j’étais partie dans ma retraite à la montagne aussi. Que je te faisais la lecture à ma façon et que je t’écrivais en compagnie de Kafka et de sa Milena. Tu as oublié que tu m’écrivais. Tu ne disais pas aussi souvent que tu n’avais pas le temps. Mieux, tu ne disais jamais que tu ne trouvais pas l’inspiration.
Je crois que c’est ce qui me fait le plus mal au cœur. Lire que tu n’as pas d’inspiration, alors que je ne te demande pas de m’écrire de la littérature. Juste de répondre avec honnêteté, humilité et lucidité. Juste de me répondre, par respect. Pour l’échange. Mais tu brises l’échange. Pourquoi ? D’ordinaire, on brise la glace en échangeant un mot. Toi tu brises l’échange, provoquant ainsi des giboulées. Et si on échangeait ? ❄️

Quel avenir voudrais-tu écrire pour nous, F. ? En dehors des loisirs que nous ne partageons pas forcément, il y a d’autres choses qui nous rapprochent. Quel avenir aurons-nous si tu ne me réponds pas. C’est vrai, je t’attends. Je t’observe. J’aimerais pouvoir compter sur toi, qui me répondrais quand cela m’est nécessaire. Or tu ne saisis pas cette nécessité.

Le Doubs était asséché cet été; c’est alarmant.

Viendrais-tu te reposer avec moi une semaine ici ? Feras-tu en sorte qu’amour et liberté puissent se confondre et rimer avec allégresse, jouissance et farniente ? Ou laisseras-tu mon état d’amour prendre l’eau en hiver, et l’encre de ma plume s’assécher comme le cours d’eau en été ?

f.

01
Giboulées #4

La semaine s’achève. Le bonheur ne m’emporte pas comme une avalanche le ferait. Les petits bonheurs se suffisent à eux-mêmes. L’ivresse de belles descentes, des dérapages et des virages contrôlés, des séries de godilles. Un café au bord des pistes. La lumière transperçant les sapins. Les joues flamboyantes des marmottes et des oursons sur leurs petites spatules. Le bruit silencieux des skis dans la poudreuse, comme en lévitation. Le corps ressenti en alternance – du mouvement sinusoïdal d’un corps qui se penche à l’apesanteur. Le brouillard compact étouffant le monde sans écraser la vie terrestre. Le calme et le silence, encore. La chaleur du soleil sur les cuisses en remonte-pente. Les giboulées de mars qui fouettent le visage et apportent de la neige nouvelle pour rebaptiser les pistes. Les décors grandeur nature à l’encre de chine, et le souvenir du pinceau gorgé de cette encre sur le grain du papier venant déposer les contours des épicéas et leur couche parcimonieuse de neige d’un côté ou de l’autre du tronc, en fonction de l’orientation du vent… J’en ai oublié que j’étais malade.

Dans ces bonheurs, pas de liens humains. J’ai laissé les affects en lâchant le tire-fesse. D’où vient cette absence de chaleur humaine sous la plume ? Pourquoi ne parlerais-je pas de ma mère, ni de mon grand-père, ni de L. ? Pourquoi ces envies d’être seule qui surviennent ? Pourquoi seule la nature et le naturel sont repris dans ces dernières lignes ? ❄️

Pourquoi n’as-tu jamais vraiment cessé de quitter mon esprit tout ce temps ? Pourquoi ne m’as-tu jamais répondu ?

Je t’ai acheté du pain d’épices. Je ne sais pas pourquoi. Pourquoi le seul humain qui revienne dans mes pourquoi, c’est toi ? Qui es-tu ?

J’ai pensé à S. Elle vient de mettre au monde des beaux jumeaux. Un peu avant l’heure, mais c’est souvent ce qui arrive lorsqu’ils sont plusieurs. Ils vont bien.
J’ai pensé à C. Je lui ai souhaité son anniversaire avec un jour de retard. J’ai prétexté que j’avais la tête dans les nuages au sens propre. Elle a souri. Je lui avais trouvé un cadeau il y a des mois de cela. Je ne dois pas l’oublier en rentrant. Je dois penser à lui envoyer.
J’ai pensé à P. et à ses clichés pris dans la neige. Beaucoup d’images m’ont traversé la vue.
J’ai pensé à T. Je me suis demandée s’il avait pensé un peu à moi. J’ai vu un reportage sur le canyoning d’hiver, en Savoie. Pour sûr, ça doit revigorer. J’ai pensé à lui, un peu. Une pensée a suffi pour me mettre en joie, même s’il n’en sait rien.
J’ai peu pensé à mon mari. Je lui ai demandé s’il pouvait arrêter de m’écrire trois fois par jour. J’avais besoin de me déconnecter de notre réalité rythmée comme du papier à musique. Il a compris. Il a été gentil. Cela m’a fait du bien.

Et toi. Tu ne m’auras rien écrit. Tes deux broutilles ne comptent pas. Je t’ai sollicité pour calmer mes nerfs et réussir à faire mes nuits. Tu n’étais pas fâché. C’est tout ce qui comptait. Néanmoins, j’aurais espéré que tu réagisses, que tu prennes le temps de me répondre. Poursuivre l’échange. C’était ton initiative, après tout.
Tu n’as rien fait. Rien du tout. Tant pis. À quoi bon. Laissons les giboulées passer. Le printemps n’est plus très loin. C’est la saison des amours, qui rime avec beaux jours. ❄️

Je vais encore me sentir stupide en te rapportant ce pain d’épices. Tu risques de mal le prendre. Tu te demanderas à juste titre pour quelle raison j’ai eu cette attention. Et tu aurais raison. Pourquoi le ferais-je ?

J’en ai envie. ENVIE. Cette faim qui justifie le pain. L’envie d’avoir envie. Ce ne serait pas ton copain Johnny qui chantait cela ?

Finalement, il y aura quand même un peu d’humains dans cette histoire. Pas d’humanité. Juste des êtres humains. Et des pourquoi. C’est toujours la même chose en fin de compte. On ne s’arrêtera jamais. Tant mieux.❄️

P.S. : moi non plus je ne t’ai pas envié. La mérule, les travaux, les dégâts des eaux. Très peu pour moi. Je te laisse quelques photos tout de même, dans mon infinie bonté (infinie bonté n’est pas bonté infinie, je le rappelle…)

Avec tendresse,

f.

texte et photos : laplumefragile