Drôles d’impressions

Ma Chère,

Je viens de terminer Trois nuits dans la vie de Berthe Morisot. Un livre commandé expressément, et qu’il n’a pas été facile d’acheminer jusque dans mes rayons. C’est le problème de l’administration…

Étonnante, l’écriture de Mika Biermann. Après un coup d’œil rapide à sa bio, on sent bien l’artiste derrière le récit (« Un verre d’eau rencontre un rayon de soleil. Sur le bois gras tremblent des reflets. Une pomme verte attend le verdict.« ). Il remplit son contrat de faire des mots des touches de couleur, qui ne sont plus simplement des touches, mais un véritable tableau, en l’occurrence ici, celui de Berthe Morisot. Si je t’en parle, c’est parce que tu l’aimes autant que moi, et parce que l’artiste, c’est toi. C’est toi qui me parles de tes pinceaux, autant que de tes pensées, de tes encres, autant que de tes maux.

Ces Trois nuits filent, défilent, comme les paysages quand on peut les apercevoir en voyage. Mika nous emmène à la campagne. La quatrième est gentillette, même si l’on nous suggère d’emblée des « méditations corrosives sur la chair« . Sans se douter de rien, ni rien appréhender de particulier, le récit tient la promesse de son résumé. Le lecteur se retrouve confronté à des scènes inattendues, d’une violence et d’une beauté surprenantes, beauté sommaire, exécutive, exprimée dans les gestes dépeints-décrits par l’auteur-artiste. Nous plongeons dans l’intimité crue du couple Manet-Morisot. « Dans la chambre, tout est calme« , jusqu’à ce que Berthe décide de mettre son mari à poil, littéralement, une mise à nu physique, presque viscérale. Et nous ne sommes pas sur une petite route de campagne calme et tranquille. Prêtre et villageois, artistes parisiens bourgeois en vacances, tous ont leur côté obscur, très tôt mis en lumière, sans ambages, sans fioritures (« personne ne vient se confesser dans ce pays ! C’est un canton de sauvages !« ). Même les autres impressionnistes cités et les personnages de mythologie qui surgissent dans l’ouvrage ne sont pas décrits sous leur plus beau jour (« Eros regretta sa réaction violente« ; « David et sa clique ont guillotiné la légèreté« ; Courbet est un « père Fouettard« ). Les animaux aussi en prennent pour leur grade (« les chevaux sont maladroits« ; les cochons sont « pire que des bovins« ) ! Bref. Les hommes ne sont que des bêtes : « Nous sommes des bêtes magnifiques », s’exclamera Berthe. Surtout pendant l’acte. Des monstres, même ! lorsque Mika nous dessine une partouse à trois têtes (« la bête à trois dos, trois bouches, trois sexes, à six yeux, six mains, six oreilles, à douze pattes, à soixante-douze côtes… ») ! Mika aime la mythologie. On le sent très bien lorsqu’il consacre un chapitre à Éros et Psyché. Ça tombe bien. Notre Berthe aime à se comparer à Psyché. On peut dire que Mika et Berthe se sont bien trouvés. La mythologie est un beau prétexte pour nous parler de peintures et de toutes ces œuvres d’art immortalisées dans nos musées.

Berthe voudrait bien peindre une toile avec Eugène dans le rôle d’Éros, et son autoportrait en Psyché. Malheureusement ce n’est pas possible. Elle passerait pour une traître à la cause. Seule l’Académie chérit le sujet mythologique… Pourtant, elle pourrait traiter le thème de manière résolument moderne !

C’est un livre où tout devient possible pour Berthe (se baigner dans la rivière, oh oui !), où tout se dit, les langues se délient (en tout cas, Berthe a bien décidé d’en faire son parti pour le reste de ses vacances), le langage est on ne peut plus familier, employé avec tendresse et parcimonie, compensé par une description pensée, léchée (mais pas trop – sauf pour le cunni), esthétisée – pour la bonne cause, l’art de la peinture. On aime autant les natures mortes (un sujet que Berthe déteste, par ailleurs) illustrées par Mika, que les répliques tranchantes qu’il fait dire à Berthe, et l’on rit ! On croit que son mot préféré est désinvolture. On aime quand Berthe ironise et se moque d’elle-même : « On se demande ce que peut foutre un peintre pendant une demi-heure : combien de touches faut-il pour faire un tableau ? Combien de couches ? Berthe a un pinceau entre les dents, le manche lui a teint un coin de la bouche en vert. » Je me suis amusée à imaginer Mika en train de rire, lui aussi, en peignant son livre. La scène de la tante qui fait un sermon public aux petites Morisot au cours d’un repas de famille, et qu’on fait sortir de table pour qu’elle « calme ses nerfs » m’a fait beaucoup rire, oui. On rit parce que l’on se dit qu’à l’époque, on se rend bien compte que les mœurs n’étaient pas tendres. Il n’était pas facile d’être une femme. Comme, à mon avis, il pouvait être compliqué d’être un homme, la preuve avec ce pauvre Eugène, bien démuni lorsqu’il fait face à sa femme qui en veut, qui le veut, qui pourrait le bouffer tout cru, et partant qu’il fait face à la question de leur sexualité. Sans brandir l’étendard de la question des genres, de la lutte féminine, des scandales d’alors, Mika arrive à parler d’un sujet contemporain, parvient à dépeindre un temps ancien par le prisme d’un dialogue moderne. Ce petit carnet est plein de tonus, il est charmant de vivacité, il est à la fois sombre dans le réel évoqué en filigrane de chaque ligne et lumineux comme le caractère tempétueux de Berthe. Mika rature les codes sociaux comme il donnerait un coup de cutter dans une toile. Et ça, c’est beau ! Les charmes de la nudité sont portées aux nues. La pudeur est désarmante. L’appétit sexuel est puissant et dévastateur. Le sexe respire la campagne, son purin, les épices, l’humidité, le renfermé, « la confiture » ou encore « le lait caillé ». Et la page se tourne. Le calme revient. Le rythme est voulu par l’artiste — « Trop rapide. Trop lent ». Les esquisses de nature nous offrent des moments de quiétude, d’attente, d’ennui volontaire, utile, nécessaire à l’exercice du style.

Ce que la bio de Mika ne dit pas, c’est s’il est cuisinier à ses heures. En tout cas, son petit livre est parfumé, il sent bon le lard fumé. Après quelques hésitations… « L’après-midi avan[çant] à pas de pigeon« … (Berthe a faim ! très faim… quand est-ce qu’elle va pouvoir manger un plat digne d’un bistro parisien, enfin !?), Mika nous donne alors l’eau à la bouche, et s’improvise cuistot avec une recette alléchante d’amourettes, qu’on imagine bien déglacées au vinaigre ou au vin. La cuisine à la française s’invite à la table des Manet, même dans un estaminet où l’on ne sert qu’un « plat unique ». C’est déjà ça. Le vin, Berthe n’y touche pas, ou presque. Elle sait qu’Eugène n’aime pas. Elle se retient. Mais quand la fureur de vivre et de se libérer prend le dessus, au diable les convenances des petites femmes de Paris ! Car c’est bien cette envie folle qui traverse Berthe tout au long de ces Nuits. La faim, l’hygiène, les soins, le sexe, le sexe masculin, le sexe féminin, le sexe à deux, à trois, tout y passera à l’issue de ces Nuits que Mika romance sous forme d’allégories (il y a « Nuit, et son compagnon, Noir. Leurs enfants, la petite Aube aux joues rouges et son frère Crépuscule…« ). On dirait que Berthe se sent bien seule, la nuit. On osera dire qu’elle broie du noir. Alors, son esprit divague, elle s’invente des histoires, elle scrute les ombres et le bruit. Imaginer et voir son mari nu, c’était déjà une aventure ! Mais aura-t-elle jamais l’occasion un jour d’aller plus loin que les herbes hautes et les barreaux de son lit ?

Pour conclure, Trois nuits dans la vie de Berthe Morisot est peut-être bien à l’image des impressions de Berthe la nuit, « un tableau du Caravage. Sans têtes coupées, sans saints, sans anges. » Des nuits lors desquelles Berthe se réserve des plaisirs secrets à venir, fomente des plans pour sortir de son corset, s’emparer des étoiles, aspirer les couleurs des arbres, les injecter dans ses propres toiles et… se découvrir toujours encore nouvelle, un peu plus épanouie, un peu plus sûre d’elle, d’un lendemain à un autre, le chevalet toujours vaillant, debout, sous des ciels changeants, à la lumière des cours d’eau. Berthe Morisot ou une vie de pinceaux. Trois nuits est aussi une ode au terroir français, on y apprend à dépecer un lièvre en deux temps trois mouvements, et finalement, les vacances s’achèvent de manière assez brusques pour notre femme-peintre. L’on se demande si c’est parce que la campagne ne l’inspire guère plus que ça, ou si ce sont « les soufflés et les mousses » de Paris qui manquent au couple Manet, ou tout simplement, la honte à effacer de l’ardoise ((l’abandon du portrait de la Nine dans la maison de campagne en dit long), scrupules d’un soir mouvementé qui n’aurait jamais dû se produire pour ces personnalités bourgeoises, qui décident de faire machine arrière, et de rentrer dans leurs pénates pour remettre les pendules à l’heure et revenir dans le droit chemin parisien.

Et toi, ma chère C., comment peins-tu aujourd’hui ? Tes humeurs sont-elles tiraillées par ta vie en ménage ? Comment composes-tu ? Je sais que la musique – ta muse, la vraie – t’est d’un grand secours d’ordinaire. Parle-moi de tes derniers dessins. Je sais aussi que tu attends de m’écouter. M’entendre te lire te ferait du bien. Nous y parviendrons, c’est promis. Moi aussi je dois composer. Pour moi. Pour toi.

Amitiés colorées,

f.

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