Cher F.,
«Comment s’est passé ton retour parmi les tiens ? Je suppose que tes enfants étaient heureux comme tout de te revoir. Et ta femme ?»
J’avais commencé cette lettre hier après midi sans que je puisse la terminer. Je pense qu’il en valait mieux ainsi. C’était le récit d’un nouveau plongeon dans le quotidien qui ne faisait qu’accentuer mon état délétère. J’étais préoccupée, me sentant submergée par une peine qui se mélangeait à une foule de ressentiments. J’étais confuse et fatiguée. Tant et si bien qu’il m’avait été impossible de sombrer dans le sommeil cotonneux d’une sieste.
Mon message te demandant si ta « tribu était déjà rentrée » n’était qu’une formule pour savoir si j’aurais pu avoir l’opportunité de te voir une dernière fois avant la reprise du travail. Je n’étais pas bien, j’avais envie de te parler, j’avais envie d’être avec toi. Mais peut-être aussi, comme cette lettre que je n’ai finalement pas terminée et que j’ai effacée, il valait mieux que je ne te rencontre pas une nouvelle fois ce samedi.
Quel hasard ! Tu viens d’ailleurs de répondre à ce message tout juste à l’instant. Ce qui me laisse d’autant plus croire qu’il valait mieux en effet que je t’écrive ces quelques lignes ce matin plutôt qu’hier, où mon état est quand même un peu meilleur, la nuit ayant aidé à panser quelques douleurs.
Et puisque ma tribu à moi me laisse quelques minutes de répit avant midi, c’est grâce à cela que je peux quand même t’envoyer ces lignes qui me relient à toi.
Ceci étant, puisque « je », sous-entendu « ma lettre », tombe dans ce tiroir caché dans ta boîte « ouverte », tu n’auras même peut-être pas la curiosité d’aller la lire ; et tu la découvriras lorsqu’un beau jour je te dirai « encore une fois, je me sens bien seule, as-tu lu mon dernier message ? », et que tu me répondras que tu n’as pas « consulté tes mails », même si dans le fond, je sais que tu le fais quotidiennement ou presque pour le travail.
Ce tiroir caché, quand j’y repense, cela me fait penser à ces bureaux royaux, ces secrétaires de ministre qui étaient justement conçus pour être dotés de tiroirs cachés. L’historien que tu es doit bien sûr le savoir. C’est le genre de mobilier qui m’a toujours un peu fascinée. Comme si, à l’époque, le secret était connu de tous, mais comme tout secret qui se respecte, il doit demeurer caché. Quiconque savait bien que des lettres, des édits, des écrits importants, des objets même, pouvaient sagement trouver leur place dans ces recoins prédestinés.
Alors, à la fois j’aime imaginer que je me trouve dans l’un de ces tiroirs et en même temps, c’est bien regrettable puisque tu as tendance à l’oublier, ce tiroir caché. La cachette conduirait-elle à l’amnésie ?
« L’amnésie », le mot a eu l’air de te heurter l’autre soir. Mais j’aime ces histoires couchées sur l’oreiller. Elles nous emmènent toujours à s’en raconter d’autres, encore et encore, à réinventer cette rencontre, ce premier baiser, ce premier coït, cette suite de vie dans les idées. Même s’il m’est de plus en plus difficile à chaque fois de te laisser.
Comme la lumière, le bonheur s’éteint et se rallume. Comme des interrupteurs, les mots et les gestes peuvent soudainement éteindre ou rallumer le bonheur qu’on appelle flamme. Cette flamme… l’es-tu ? Cela me rappelle un passage de F. K. écrit à Milena :
Hier j’ai rêvé de toi. Le détail m’en échappe ; ce que je me rappelle seulement, c’est que nous ne cessions de nous transformer l’un en l’autre ; j’étais toi, tu étais moi. Finalement, tu as pris feu, je ne sais comment ; je me suis rappelé qu’on étouffe les flammes avec des chiffons, j’ai pris une vieille veste et je t’ai battue avec. Mais alors les métamorphoses ont recommencé, si bien qu’au bout du compte, tu ne te trouvais plus là, c’était moi qui brûlais, c’était moi en même temps qui frappais avec cette veste. Mais cela n’avançait à rien et ne faisait que confirmer la crainte que j’avais toujours eue que de tels procédés ne pussent rien contre le feu. Cependant, les pompiers étaient venus et tu te trouvas sauve. Mais tu étais devenue différente, spectrale, dessinée à la craie dans le noir, et tu me tombas dans les bras, inanimée ou peut-être seulement évanouie de joie d’être sauve. Mais là encore, le jeu des métamorphoses a introduit l’incertitude, c’était peut-être moi qui tombais dans les bras de je ne sais qui.
« Spectrale ». Cet extrait n’est pas non plus sans me rappeler mes propos de vendredi sur l’oreiller. Tu sais, lorsque je dis de moi que je suis un fantôme, et lorsque je me suis demandée si l’on pouvait vivre d’un bonheur spectral. Ou ne l’ai-je pas dit ? l’ai-je seulement pensé ? Je ne sais plus. J’ai tellement joui de ton corps et de ta présence que je ne me rappelle plus vraiment distinctement de ces mots-là. Pour moi aussi, « le détail m’en échappe ». Pour moi aussi, « j’étais moi et j’étais toi ». Comme dans ce rêve de Kafka.
La tribu est rentrée. Je dois te laisser. Une nouvelle fois. Quand nous reverrai-je ? Avant cela, j’espère que George Sand pourra encore, toujours se laisser aller à tomber dans les bras d’A. de Musset, sur le papier, dans un tiroir caché.
À toi,
f.