Cher F.,
Cela m’avait manqué de me retrouver enfin seule (avec toi). Il faut dire que ces derniers jours n’ont pas été très calmes et les autres n’ont pas été très tendres avec nous. Je me sentais à bout. À bout de force. Au bout du bout. Je me suis littéralement endormie sur quelques lignes de Sollers l’autre soir. J’aurais pu les avoir écrites, ces lignes inertes, faibles, pourtant très expressives :
Mon amour,
étrange fatigue, soudain : étrange épuisement nerveux à être loin de toi, à ne pas avoir la recharge que constitue le sommeil près de toi, la plongée avec toi et en toi dans notre milieu nutritif
Cette perte d’énergie vitale était-elle liée à l’absence de ton corps et de ton être ? à la déconnexion totale de nos ventres ? à la surcharge aberrante qu’on nous fait croire indispensable au travail ? au froid soudain hivernal ? à la projection du voyage à préparer ? Peut-être tout cela à la fois. Mais les liens distendus entre nous y sont pour beaucoup. Je ne sais pas encore comment je vais supporter ces quinze jours si loin de toi. Je sens la rédaction d’un carnet d’hiver en perspective. Si j’en ai la force. Rien n’est garanti.
Je pense aussi beaucoup à C. Tu sais qu’elle ne va pas bien. Je te l’ai dit. Mais néanmoins, je crois qu’elle est bien entourée. On a beaucoup échangé ces derniers jours et c’est rassurant jusqu’à présent. Je vais lui écrire et lui envoyer une carte pour les fêtes. Je sais que cela lui fera plaisir. J’aurais aussi aimé lui rendre visite, puisque j’ai pris congé. Mais elle ne m’a pas répondu. Je ne sais pas si elle a le courage de recevoir de la visite.
Je pense à nous. Ces nouvelles heures loin de tout me soulagent déjà profondément. Je me demande si L’homme qui plantait des arbres te plaira. Quand je l’ai découvert, j’ai été émerveillée par les peintures de O. DESVAUX. J’ai trouvé cet album magnifique. Ce grand classique de Giono (je ne connaissais pas, je ne l’avais jamais lu) valait bien ce joli coup de pinceau. Évidemment que j’ai pensé à toi, rien qu’au titre, mais surtout en lisant la première page et en arrivant à la fin de l’œuvre. Il fallait que je te l’offre. Pour TOI ; pour tes enfants. C’est un travail remarquable qui mérite tant d’attention. Comme nous, finalement.
Les liens humains sont comme des arbres : on tâte le terrain, on sent s’il est fertile ou non. S’il donnera du bon grain ou si les roses s’y épanouiront bien. Alors, on décide de s’y mettre : on plante, on sème, on arrose (ou pas, ou peu — juste ce qu’il faut ; il y a des plantes qui s’épanouissent très bien dans le désert, mais tout de même, la relation humaine ne demande pas un traitement aussi aride). Et on observe. On reste attentif. Et la relation prend, elle naît. Et on grandit avec elle. Et on en ressort grandit. Mais parfois, cela ne marche pas. Pauvre homme qui a dû tout recommencer avec ces chênes et ces hêtres. Finalement, il y est arrivé, sans que personne ne se rende compte de quoi que ce soit. Le travail est de longue haleine. La route est longue et non sans peine. Nous le savons, toi et moi, n’est-ce pas ? Nous savons ce que cette nouvelle vie nous coûtera. Mais nous savons aussi qu’elle nous nourrira. Et qu’elle nourrira nos enfants. Il faut y croire. Il faut simplement trouver comment aménager cette (ces) vie(s). On pourrait la vivre ensemble ou physiquement séparés. Comme E. Bouffier, je sais que tu aimes ta solitude et ton silence. Cependant, tu ne peux t’en contenter. Tu me répètes sans cesse que tu ne peux pas vivre seul. Essayons de trouver un accord. Essayons de trouver ce terrain d’entente.
Ton dernier message était remplie d’une belle tristesse (« Le silence est souvent mon refuge. Ma vie est un champ de ruine, mais a-t-elle jamais été autrement ? J’ai peur que tu ne vois en moi cette fleur qui, fleurie au milieu des gravats, semble plus belle que tout autre. Mais n’est-elle finalement pas aussi banale que d’autres qui auraient poussé dans de vertes allées…« ). À cela, que répondre ? Cet album, pour commencer. C’est une première réponse. Un village mort, décimé, déserté, dépeuplé renaît de ses cendres grâce à la générosité et la force d’un seul homme. Ensuite, eh bien sache que je ne t’ai jamais vu comme une fleur au milieu de gravats, je ne t’ai jamais pris pour une fleur plus jolie qu’une autre, je ne t’ai jamais vu comme un champ de ruine; je te vois comme un champ de fleurs sauvages qui ont aussi bien leur place qu’une culture de tulipes ou de roses bien disciplinée, préservée. Je te vois comme un champ des possibles dans lequel le prétendu impossible pourrait être réalisé, défié, imaginé, créé.
Je crois en nous car je crois en notre potentiel créatif, impulsif mais moteur. Je crois en ce que nous pouvons construire car je nous sais dotés de ce même moteur : un moteur double, moteur intellectuel et moteur pulsionnel. Je crois à nos deux ventres, capables d’enfanter un bonheur viscéral, dans le temps et dans l’espace. Je crois qu’à nos âges, il est encore temps de faire, défaire, coudre et recoudre, tisser ces liens, même si cela signifie aussi en briser (partiellement) quelques-uns. Tant que je n’aurai pas la certitude que c’est vain, que l’espoir est mort de penser en même temps à toi et à demain, laisse-moi y croire encore.
En espérant te revoir avant de partir,
Je t’embrasse avec tendresse et intime conviction,
f.