Cher F.,
Je ne pouvais pas dormir. La chambre était belle, noire. Belle et noire et sombre comme la nuit. La chambre était devenue laide, noire. Laide et noire et sombre comme mes pensées qui n’avaient de cesse de tourner, de communiquer entre elles sans que je les en empêche. Un délire tonitruant. Sourd. Silencieux. Nuisible. Comme la nuit.
Parmi ces pensées, je repensai à mes lettres muettes, à mes Nocturnes. Qu’est-ce qu’elles disaient ? Je n’en avais plus aucun souvenir. Non pas que ces souvenirs furent lointains, tout cela n’était pas si vieux. Quelques années tout au plus. Probablement des écrits douloureux. Noirs. Silencieux. Sombres comme la nuit. J’en vins à me lever. Ce que je ne fais jamais. Peut-être que cette fois-ci, mon corps a parlé le premier, comme je ne réagissais.
Tes spasmes faisaient trembler le lit. Agitation qui te prend quand tu es très fatigué. Tellement fatigué que tu ne m’as pas dit bonne nuit. Tu ne m’as pas embrassée. Je n’ai rien dit non plus. Je n’ai plus bougé. Seul un soupir profond s’extirpa de ma gorge – nul besoin de le retenir. Ainsi à peine étais-je couchée que tu sombras sans demander ton reste. J’y suis habituée. Par habitude, le suis-je vraiment ? En me posant la question, et en posant ce « j’y suis habituée », je réalise que je ne le suis pas. Un médecin m’avait dit un jour : « Non, madame, on ne s’habitue jamais à la douleur. La tolérer ou la supporter ne signifie pas s’habituer. Douleur. Pourquoi ce mot ? Pourquoi ce lien ? Pourquoi repenser à cette parole-là, précisément. Vacarme. Brouhaha. Pensées vagabondes. Pensées moribondes. Pensées somnambules. Le lit tremble à chaque fois que tu gesticules par ces gestes inconscients. Et une pensée ne me quitte plus : j’aimerais qu’il tremble parce que je jouis. Mais je ne jouis plus.
Je m’efforce de trouver une issue. Ce mot jouir rode sans un mot, sans un cri, sans un sursaut, dans cette chambre, dans la nuit. Je ne jouis plus. Tu me condamnerais de le dire ainsi. Tu te mutilerais de le lire, de me l’entendre dire. Mais tes spasmes de nuit font trembler le lit. Et moi je lutte contre mon corps qui voudrait te saisir. Cela fait deux heures que j’ai fait le tri dans ma cervelle. Il n’y a plus rien à ranger. Tout est à sa place, dans des cases, peut-être même dans une seule, car ce ne sont que des courants électriques erratiques remis en rang, en ordre de bataille, celle de demain. Il est déjà minuit. Il ne reste que cette fichue envie de venir me blottir contre ton corps, chaud, tremblant toutes les minutes, ou toutes les 55 secondes, ce corps qui me rejette (malgré lui – c’est du moins ce que je souhaite). Je voudrais me tenir dans ton dos, te parler de mes angoisses de la nuit, de cette violence que j’ai subie, qui se rappelle à moi quand je me couche, de cette torpeur de ne pas m’endormir, de mon corps qui voudrait trembler lui aussi – de plaisir. Et m’évanouir. Je voudrais venir caresser ton épaule qui s’est amourachée d’une partie de mon oreiller sans qu’elle ne veuille s’acoquiner de ma personne. C’est cruel, c’est odieux. Quoi ? ce que j’en pense ou ce qu’il en est dans ce lit qui nous va si mal depuis quelque temps ? Je sais que tu m’aimes. L’amour n’a rien à voir là dedans. Je sais que l’on s’aime. Pour cela, contrairement à la douleur, on s’habitue. Trop. Trop vite. Trop à mon goût. On s’aime, et l’on ne désire plus. Mais moi, j’ai du désir à l’envi.
Pourquoi dans mon cas est-ce si différent ? Parce que tu es malade ? Parce que tu prends trop de médicaments ? Probablement. J’ai envie de me le dire. Ce n’est qu’une justification. Ce n’est pas un remède à mes nuits. Pas un remède à mes envies. Fatal errement ? Animal aussi diurne que nocturne, mon tempérament souffre de la disette que tu lui imposes (malgré toi – je le redis). Ton bras fait presque tout le tour de ma tête, sans frôler pourtant mes cheveux. Je sens ton membre, si long, si grand, sans pouvoir lover ma petite tête dans ta main la surplombant. Tout geste de ma part sera perçu par ton corps comme une agression. Cela me fait peur. Cela me fait pleurer. C’est un chagrin qui isole et nous condamne, chacun de son côté. Et chacun n’y peut rien. Tes sensations se trouvant modifiées, je n’ai rien d’autre à faire qu’accepter ce sort qui m’est réservé. De nuit comme de jour, tout acte non mesuré, non suffisamment contrôlé te fait sortir ton bouclier. Et je suis saisie à chaque fois de ta réticence vive à vouloir te faire approcher. « Fais attention à mon corps, s’il te plaît », alors que j’avais à peine terminé de poser ma main sur ta poitrine, elle s’en trouvait éjectée. Comment préserver mon désir pour un corps qui ne veut plus du mien (malgré que tu veuilles de moi – je m’en convaincs) ? Comment exprimer mon désir quand il est contraint ?
Cette camisole de draps est devenue insupportable. Mes hanches n’en peuvent plus, et si je continue à danser tu vas te retourner, te redresser, grommeler, et te réveiller, et ce sera foutu. Ta nuit en l’air. Alors dans toute la discrétion qui est la mienne, voilà que je me lève. Finalement, l’esprit a peut-être pris le pas sur le corps tout entier. Jouer la carte du discernement – contentement versus mécontentement – m’aura permis de m’extraire de ce combat au corps à corps à distance du tien, avec moi-même pour adversaire.
T’écrire m’a fait du bien, même si l’écriture ne me soulagera pas de la frustration qui va revenir sitôt que je serai retournée sur le champ de bataille, dans ma tranchée, bien rangée de mon côté, comme mes pensées. Mais j’ai expurgé ce qui devait l’être, couché sur ce papier ce qui me taraudait, et m’enfermait dans une douleur qui devenait physique. L’on dira que j’ai tiré du positif à partir du négatif.
L’ai-je seulement fait ?
Bonne nuit, mon F.,
f.