Routine. Contre-routine. (II)

Cher F.,

Cette image ne m’apparaît pas naturelle. Pourtant, nous voilà. Première image d’une routine. Chez toi.

J’ai pris ma tisane au lit. Tu as pris ton ordinateur. Le canapé étant condamné pour la nuit puisque le matelas sert de lit d’appoint.

21h00. Il est tard pour les enfants, qui chuchotent, pouffent encore un peu tout bas. Pour nous, il est encore tôt. On pourrait dire raisonnablement que deux bonnes heures s’offrent maintenant à nous, avant d’aller dormir. Je vais peut-être passer ces deux heures à écrire. Tu vas peut-être passer ces deux heures à lire. Tant mieux. Tant pis ? Qu’aurions-nous pu faire à deux ? L’amour ? Nous sommes dans l’amour. Tout le jour. C’est ce qu’il faut voir pour ne pas s’effrayer de lire ces premières lignes. Il ne faut pas s’arrêter sur cette image. Pourquoi me fait-elle peur ? pourquoi en ai-je horreur ? Est-ce un spectre ? Une réminiscence d’une histoire qui s’est terminée un peu à cause de cela ? un arrêt sur image que j’ai mis tant d’années à cerner, ne me rendant pas compte de la force de son inertie et de sa force de destruction. Destructrice d’envie, de désir. Assassine !

« Ça va ? tu es bien là ? », me demandes-tu à l’instant où je m’apprête à écrire. Oui, je vais bien, réponds-je, car tu me parles, car je suis avec toi, car je m’apprête à écrire. Mais derrière ça, j’ai peur de cette image que je viens de voir. Cela me remue le cerveau dans tous les sens. Je n’ai pas envie de nous voir (souvent) dans cette position-là. A cet endroit-ci.

Mais la routine, ce n’est pas elle qui tue l’amour, le désir ou l’envie. C’est nous-mêmes. Seulement nous qui, à un moment donné, laissons de côté le geste qui va faire sursauter ou frissonner, l’initiative qui va surprendre, étonner. Seulement nous.

Avant de rejoindre la chambre, tu m’as demandé ce que je voulais faire. La première chose, le premier mot, la première impulsion, la première idée qui m’a traversé l’esprit a été : DANSER.

Sur le coup, j’ai eu cette image de notre slow, ce petit corps à corps léger, ces premiers pas de danse serrés l’un contre l’autre, improvisés au milieu du salon, sous l’œil tantôt hagard tantôt avide de tes poissons. Michel Jonas, c’était. C’était si beau. Prenant. Surprenant. Vrai. Tendre. Fort. Cette image-là était naturelle pour moi. Et c’est celle-là que je voudrais garder longtemps comme un repère, une empreinte, une carte, un point dans la mémoire pour ne pas nous perdre. Pour continuer d’exister dans les moments où le « nous » n’existe plus car effacé, écrasé sous le poids d’une routine ou d’un emballement quotidien. C’est peut-être pour cette raison que j’ai eu envie de te répondre oui, je voudrais danser. Pourquoi n’ai-je pas répondu ? Pourquoi n’ai-je pas répondu cela ? Pourquoi est-ce quelque chose de différent qui s’est extrait de mon corps, qui est sorti de ma bouche sans que je ne le veuille vraiment ? Je suis incapable de répondre à ces questions-là.

L’avantage, c’est que tu peux prendre du temps pour toi ; c’est que je peux prendre du temps pour moi. C’est ce qui fera que ce soir, je me contenterai de cette nouvelle image, sans savoir si j’arriverai à la comprendre, à l’assimiler, à la tolérer. Elle n’est pas figée pour autant. Je le sais. Mais si nous vivions sous ce même toit, elle se cristalliserait probablement. C’est ce qui m’effraie.

Je relis les mots de Pascal – « Le présent n’est jamais notre fin ». HEUREUSEMENT. Si c’était une vérité, dans l’absolu cette fin serait bien terne. Elle ne serait pas triste pour autant ; mais un peu terne et sans grand intérêt. Deux êtres vivants et vivant individuellement, qui s’aiment. Jusqu’à quand ?

Remettrais-je en cause déjà l’amour alors que cette question est sans importance puisqu’elle n’a pas non plus de réponse ? Un amour qui prend l’eau fait-il assurément naufrage ? et alors ?

L’avantage, c’est que ce soir n’est pas un soir comme les autres. Demain sera différent. Tant mieux. Tout va bien. Je vais refermer mon carnet, ranger mon stylo, me serrer un peu contre toi, t’embrasser, et prendre un livre, une fois n’est pas coutume, peu importe lequel, tant qu’il me raconte une histoire qui n’est pas la mienne. Je pourrai m’en accommoder, sans jugement. Et je fermerai les yeux en essayant de ne pas songer ni au passé, ni au présent, ni à demain, pour être heureux. Pour être bien.

f.

5 réflexions sur « Routine. Contre-routine. (II) »

  1. Texte très touchant, et qui me laisse songeuse. J’aime ces moments à deux, où l’on peut faire ce que chacun veut, dans le respect de son intimité, où l’on est juste bien, d’être là ensemble, même si projetés dans deux univers différents. Dans cette ère où tout doit aller vite, et tout est éphémère, je trouve ça joli même. Maintenant, n’oublions jamais de danser et de chanter 🙂 ! Belle journée, Sabrina.

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    1. Chère Sabrina, heureuse que cette lecture te laisse « songeuse ». J’aime quand les mots touchent de cette manière-là.
      Peut-être que le premier volet de cette « routine contre-routine » te laissera une impression similaire ou totalement différente !
      merci pour ton commentaire qui encourage sensiblement !
      Milena

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  2. Superbe texte, une pointe de désolation de fait sentir à la fin (désolation, à défaut d’un mot plus précis) : « prendre un livre tant qu’il raconte une histoire qui n’est pas la mienne. » Ce passage est magnifique !

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