La marche

Dans cinquante mètres, nous arriverons à la place.
Dans cinquante mètres, nous nous attarderons sur cette place.
Nous continuerons de parler, pour ne pas briser l’échange. Parce que je veux encore t’écouter. Parce que tu veux encore me répondre. Parce qu’on ne veut pas se quitter. Parce qu’on veut encore s’aimer un peu, un peu plus. Parce qu’on ne veut pas que ce chemin commun se divise et bifurque.

Cette petite place est un carrefour à six branches. C’est à l’arrêt du tram de cette petite place qu’un soir tu m’as retenue. Tu y tenais, alors que je croyais m’être fourvoyée, je pensais que c’était fini, fini avant que quoi que ce soit n’ait commencé. J’étais fébrile devant ta ténacité. Tu ne voulais rien lâcher. Qu’est-ce qu’on était maladroit ! On tournait l’un autour de l’autre comme des électrons cherchant à former une liaison, on piétinait, on se mettait de côté, de face, on avançait, on reculait un peu pour se mettre en retrait, puis l’on se rapprochait, je fuyais ton regard tandis que tu le cherchais exprès, pour reprendre le contact. Tu voulais que je t’embrasse. Tu voulais récupérer ce baiser que tu m’avais refusé, que tu n’avais pas pris, à regret. Mais je ne voulais plus te le donner. J’étais blessée. Ce n’était qu’une écorchure, mais qui continuait encore un peu à saigner. Pourtant j’avais entrepris cette route avec toi, tu voulais qu’on se raccompagne, je le voulais. C’était à devenir fou. C’était un soir de haute tension. Je crois que c’est ce soir là où tout s’est joué. Ou plutôt, tout s’est rejoué. Cette petite place a pris une place immense dans mes pensées, jalonnées par ces souvenirs encore à vif et prenants. À chaque fois que j’y repense, je suis chamboulée. C’est comme si je revivais ce même soir, indéfiniment, et que l’issue était toujours la même, exactement la même. Ces regards insistants, cette proximité appuyée. Et je me souviens qu’il faisait presque nuit noire. Seul un réverbère se tenait droit malgré lui pour nous éclairer. Tu as formulé des propos complètement insensés. Mais je t’aimais déjà. Rien ne pouvait plus arrêter cette vague, bien qu’elle soit restée jusqu’à ce jour toujours un peu en suspend, comme la vague immortalisée, figée, en suspension du maître Hokusai. Elle est là, majestueuse, et ne vient jamais finir son mouvement sur le récif. Non, mon amour ne veut pas venir s’écraser violemment, subir un choc frontal d’une puissance sans nom. Paradoxalement, Hokusai voulait exprimer ce phénomène naturel, le caractère éphémère des choses – oui, cette vague va bien finir par retomber et engloutir ces barques. On ne peut pas aller contre la nature. Mais pour préserver encore un peu plus longtemps mes sentiments, je voudrais dominer cette nature. Car je sais le caractère éphémère et dévastateur de l’amour. Aussi j’ai appris à dompter cette montagne d’eau mouvante par les mots. Les mots sont la vague. Mon encre est l’eau. Mon amour pour toi marche sur l’eau, et cela veut bien dire ce que ça veut dire : c’est un vrai miracle. Et chaque fois que l’embrun imprègne l’atmosphère au large, il vient me rafraîchir la mémoire, une mémoire tellurique, elle, qui a pris racine et qui se régénère à chaque brise marine. J’ai toujours eu le cœur indécis entre terre et mer. Tu te souviendras peut-être de mon phare, ma lubie d’un été… J’en rêve ! Je rêve de pouvoir m’installer dans un endroit pareil pour contempler la terre et la mer, m’offrir cette vue à 360°, en restant immobile. Comme toi, j’aime le mouvement, les ouvertures, les écarts, mais j’aspire à la stabilité et la sécurité également. Tout ce que peut offrir un phare, finalement.

Cela faisait longtemps que nous n’avions plus emprunté ce trajet sous le soleil à 19h00 passées. Je suis vraiment contente que les beaux jours reviennent, malgré qu’il fasse encore frais. Le printemps est l’hiver de l’été. Tu n’as pas allumé une seule cigarette depuis que nous marchons. Ah si, une peut-être, rapidement évaporée, dilapidée. Le feu… ton élément. La colère. L’embrasement. Les brasiers corporels. Ah, nos étreintes ! J’ai envie de te prendre dans mes bras, mais je me retiens. J’ai envie de venir te caresser la joue, mais je me contiens. Nous ne pouvons pas nous aimer extérieurement. Tout se passe à l’intérieur. Tout est dans le corps, dans la façon de bouger, de se regarder, de se toucher, de se cogner un peu l’un l’autre quand on marche, comme deux aimants attirés inexorablement. L’éloignement est toujours un peu difficile. En découle ce manque, cette force d’attraction qui nous prend au ventre. Ce manque, c’est aussi cette vague, que je dois maîtriser. C’est à la fois agréable et pénible. Je canalise ce sentiment par l’acte d’écrire, l’acte de jouir, l’acte de courir… Car je dois à un moment donné exprimer tous ces remous intérieurs. C’est plus fort que moi. C’est dans ma nature. Si elle est maîtrisable, elle ne peut être refoulée ni ignorée pour autant.

Cet autre soir, sur cette même place, ce soir où tout s’est vraiment joué pour la première fois, quand l’attachement s’est consolidé et quand les pensées fidèles – oui, ce soir-là, je devenais fidèle à moi-même, quel soulagement ! – ces pensées ont rejoint l’embouchure de l’infidélité, ce soir où je t’ai glissé à brûle-pourpoint, sans retenue – car je n’en pouvais plus de retenir ces mots-là – ce soir où j’ai envoyé valser ce I LOVE YOU… avec ces points de suspension, comme la vague… C’était une marche qui depuis ne finit jamais. Quelle démarche plus saine que la marche pour libérer le corps et l’esprit, et les rassembler. Saint-Exupéry dit qu’aimer, « ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction. » C’est un peu niais, mais j’aimerais encore marcher longtemps, toutes directions, à tes côtés, et t’envelopper sans rétention, sans constriction, à 360°, et respirer. Nous respirer. Comme deux atomes d’Hydrogène qui viennent trouver leur Oxygène par polarisation.

Je t’aime,

f.

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