Cher F.,

J’achève presque mon quatrième carnet. C’est une belle progression. Je suis allée chez le typographe l’autre jour, histoire de me faire envie à ne regarder que ces beaux outils que sont les encres, les plumes et le papier. C’est à toi que je dois cet émerveillement. Même si… même si nous savons que cet émerveillement, né de l’Amour que je me suis un jour autorisée à te porter, n’était pas sans entraîner quelque conséquence malheureuse, triste dirais-tu, une forme de dommage collatéral de l’Amour.
De l’Amour je veux parler aussi et surtout de l’érotisme, puisque entre nous, tu es bien à mon coeur et à mon corps l’allégorie même de l’érotisme, celle qui a contribué à faire naître ou renaître des émotions, des vagues et des palpitations que je ne m’étais jamais surprise à ressentir, ou plutôt que je ne m’étais jamais permise de reconnaître avant. Certains diront que c’est lié à l’enfance, d’autres parleront de féminité retrouvée, quand d’aucuns s’en tiendront à l’effet d’adultère et évoqueront ni plus ni moins l’attrait et les remous provoqués par l’interdit.

L’interdit. C’est peut-être bien cela qui m’a conduite jusque dans tes bras, même si j’ai parfois l’impression que tu sors tout droit de mon imagination et que je n’ai fait que tout une histoire de cette main un jour posée sans crainte et sans retenue sur ma cuisse. Peut-être que je n’ai fait que tout une histoire de ce regard, ton regard… Mais au-delà de ce geste (innocent ?), au-delà de ma perception de ton être tel qu’il m’apparaissait, je reconnais trop d’interdits non franchis dans le passé. Trop de carcan. Trop peu d’ouverture d’esprit. Trop peu d’imagination. Si peu libre en définitive. Si peu de liberté de mouvement, finalement, même au XXIe siècle. Je m’étais bridée tout ce temps. Au nom de quoi ? Aujourd’hui je me pose la question et je n’en sais rien. Comme dirait mon médecin qui m’a mise au repos, « run away », « vous allez vivre peut-être jusqu’à quatre-vingt ans, même plus ! Vivez ! La vie est trop courte ou trop longue pour rester dans cet environnement au milieu de tous ces c***. »
Bien entendu, l’on peut demeurer libre (ou avoir l’impression de l’être) sans violer la morale, sans causer du tort à l’autre, sans transgresser quoi que ce soit. Néanmoins, je suis forcée de reconnaître (encore ce verbe d’illuminé !) que je ne me suis jamais sentie aussi libre – je parle d’une réelle liberté d’action, d’un affranchissement de moi-même vis-à-vis de moi-même – je ne me suis jamais sentie aussi libre que depuis que je me suis laissée aller pour toi. Comme si tu avais été ce cours d’eau qui s’était trouvé là, à un instant t, sur ma route alors que j’avançais incrédule dans cette forêt bien ratissée, débroussaillée comme il faut, et pourtant, que je commençais à ne plus voir plus loin que le bout de mon nez. Tu es apparu. J’aurais pu enjamber ce cours d’eau, j’aurais pu sauter à pieds joints de pierre en pierre. J’ai pourtant préféré me laisser entraîner, plonger sans connaître la profondeur de ce cours d’eau inoffensif et tranquille en apparence. J’ai trempé les deux pieds, j’ai avancé sans me douter que j’aurai de l’eau jusqu’au cou, sans même savoir où ce courant me mènerait, sans même connaître, anticiper la force de ce courant qui pouvait me conduire à la noyade et la mort assurée. Je ne savais qu’une seule chose : nager. De toute façon, la lumière, les reflets et les oscillations de cette eau me plaisaient. « C’est la transgression de l’interdit qui envoûte ». G. Bataille dit aussi que « Dès qu’il envisage l’érotisme, l’esprit humain se trouve dans sa difficulté fondamentale. »

Même si j’avais décidé de me laisser envoûter, je n’avais pas conscience que tu éveillerais l’érotisme en moi. À croire que cette dimension était endormie chez moi, vas-t’en savoir pourquoi. N’étais-je pas en présence du partenaire qu’il me fallait pour atteindre l’orgasme dans toute sa splendeur, un orgasme qui irradie, tu sais cet orgasme qui me fait me sentir belle, féconde, divine, radieuse aux yeux de tous. Toi, très vite, tu m’as donné envie, des envies, parce que tu me permettais d’être libre comme il me plaisait de l’être, sauf que je n’en avais pas conscience. Je n’avais pas conscience d’être prisonnière, d’être enfermée dans ma liberté conditionnelle et conditionnée. Mais te voilà, « difficulté fondamentale ».
Je ne sais pas encore très bien comme se définit cette difficulté chez Bataille. Je crois comprendre qu’il y a une dichotomie criante qui s’inscrit dans l’activité sexuelle : chez les humains, cette activité est à la fois naturelle et proscrite, comme si les hommes avaient depuis toujours été contraints d’agir contre nature (en brisant l’interdit, en faisant naître des tabous, en faisant l’amour en secret), et que le mariage n’avait été que la seule solution à l’encadrement légal et légitime de l’acte de reproduction.
Grand dieu, heureusement que des femmes comme Simone de Beauvoir ont existé et se sont réveillées !… Je dois encore lire Mémoires d’une jeune fille rangée, j’ai tout à découvrir, comme tu le sais.

Il est clair que je n’en ai pas fini avec toi, mon F., malgré cette « difficulté fondamentale ». Tu as été le catalyseur de ma conscience, une des clés de mes libertés, quand bien même certaines subsistent au prix d’une transgression, celle-ci se fait, de mon côté, sans aucune culpabilité. Tu m’as fait prendre conscience de mes potentiels tant physiques qu’intellectuels. Il s’agit de parler d’une ouverture au monde (dans un autre récit je parle de seconde naissance véritablement), monde que je souhaite embrasser. Comme tu le dis, j’accueille le monde et je veux découvrir ce qu’il a à me proposer, tout en continuant à me découvrir moi-même. C’est ce que je trouve égoïstement de plus beau dans cette histoire.

Pour en revenir à l’érotisme, dans Kundalini, Th. Ledru parle d’une sexualité un peu bipolaire, à savoir la sexualité génitale (les corps qui s’animent pour ressentir physiquement, éprouver le désir charnel) et la sexualité spirituelle. C’est cette dernière qu’on devrait rechercher, qu’on devrait ressentir et éprouver pour être en phase, en accord avec nous-mêmes.
« […] de nombreux humains s’arrêtent sur le seuil en pensant avoir exploré tout le territoire [de la dimension sexuelle]. Il ne s’agit donc pas d’une sexualité génitale, mais d’une sexualité spirituelle, divine, une sexualité totale puisqu’elle s’éveille lorsque l’individu a unifié en lui les trois dimensions élémentaires : sensorielle, émotionnelle et intellectuelle.« 
Si je te parle de cela, c’est parce que je m’interroge sur nos rapports, dans tous leurs états. Je m’interroge sur l’existence de nos existences dans leur existence commune (si tu ne suis pas tout, je ne m’en offusquerai pas). Plus concrètement, est-ce que l’écriture pourrait être cette dimension spirituelle qui permettrait de nourrir cet amour au-delà de notre attirance, de notre entente charnelle ? Est-ce que mon écriture pourrait nous faire perdurer ? Tant que j’écris, nous existons. C’est la seule certitude que j’ai.

En allant chez le typographe, je suis repassée devant le bassin aux tortues devant lequel nous nous étions arrêtés un jour. Elles y étaient nombreuses, portant des carapaces de couleurs toutes différentes. Mais l’autre jour, elles étaient cachées, sans doute à cause de la pluie. Je ne m’y suis pas attardée, j’ai poursuivi ma route. Ce jour-là, nous étions comme des gamins, flânant au beau milieu d’un conte de fées. Bataille rappelle qu’Éros porte un visage d’enfant, que chez les Anciens, il « put avoir un aspect puéril ». Curieux. L’enfance est devenue l’un de nos thèmes privilégiés (par les enfants que nous avons respectivement) et un lieu commun (par les souvenirs que nous en avons et que nous échangeons et croisons régulièrement). Aujourd’hui, je ne sais comment l’enfance croise la route de l’érotisme, ni où nous allons. Je sais seulement que nous ne vivons pas une idylle, toi et moi, nous vivons une enfance secrète, une enfance perdue retrouvée, tandis que je suis une femme, exposant une vérité nue, savamment décriée…

-Maman ! Maman ! tu joues avec moi ou quoi ?
-Hein ? euh oui, oui.
-Tu veux quelle figurine ? le prince ou la princesse ?
-La tortue…

Une réflexion sur “La mère au moi dormant

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