Cher F.,

Où dors-tu ce soir ?
Il y a une panne d’électricité dans notre quartier. Je n’aime pas travailler dans le noir, mais j’aime lire lampe de poche allumée. J’essaye de suivre, une ligne après l’autre. Et je vois du coin de l’œil dissipé par les mouvements oscillants de la lampe posée sur mon ventre des ombres difformes projetées dans la chambre.
Où es-tu ce soir ?
Je me sens un peu seule dans ce noir contrasté. Dans ces moments de solitude je me réfugie très souvent dans les bras de Sagan, mon autre F. Tu comprendrais en la lisant pourquoi elle me comprendrait et pourquoi je la comprends. Je lui avais rendu hommage dans mon Bonsoir Deauville, Bonjour Deauville. C’est bien simple, elle met les mots là où il faut.
Tiens, par exemple, j’aime bien quand elle parle de « terreur sentimentale » :

L’absence, celle où l’on aime « X », et où l’on sait que « X » vous aime et où « X » ne vient pas. Alors là, la folle du logis déjà nommée se déchaîne : « Est-il mort, en prison, accidenté, quelque part ?  » C’est ce que l’on appelle la vraie terreur sentimentale. (Des bleus à l’âme)

C’est vrai que je peux ressentir ton absence de cette façon. En témoignent mes lignes parfois décousues et jetées vivement dans mes carnets.

Quand tu es silencieux (absent), je pense que tu as la migraine. Je pense que tu t’amuses avec tes enfants et que tu passes du bon temps. Je pense que tu te disputes sévèrement avec ta femme. Je pense que tu regardes une série qu’odieusement je qualifierais de série « à la con ». Je pense que tu n’es certainement pas en train de m’écrire… Je le regrette profondément. Pourquoi m’as-tu laissé tomber sur ce plan-là ? Je pleure souvent « mon Musset », même si tu n’en avais pas l’étoffe. Tu avais une répartie, une formulation qui me plaisait. J’aimais te lire.

Quand je pense à toutes ces raisons qui mettent une distance certaine et inévitable entre nous, je me réfugie derrière ces romans-essais, mais ils n’ont de l’effet qu’un temps. Par ailleurs, il suffit que je tombe sur un passage un tant soit peu introspectif ou « spleeneux » pour que je me remette à penser à toi, et à tout ce qui fait que nous ne sommes pas de connivence ces soirs-là. Ces soirs sombres, ces soirs où la plume est agitée, comme le cœur, chagriné. Ces soirs où mes envolées parfois décollent, parfois ne volent pas haut, parfois elles rasent ou jonchent le sol. Mais je n’aime pas les pensées gisantes. Je préfère des pensées bien vivantes, comme peuvent l’être mes sentiments.

Je voudrais te dire ce soir que ce que je crains le plus dans tout ce remue-ménage, c’est le gâchis que nous pourrions faire de nous-mêmes. L’autre jour, lors de ces petites confessions, tu te livres et tu me dis que tu entrevois beaucoup de « possibilités » avec moi. Que par ailleurs, tu te dis prêt à me porter dans mon intention de devenir écrivain, que tu me soutiendrais dans cette entreprise, et que, si tu avais dit ou pensé le contraire quelques mois auparavant, c’était parce que tu ne voyais pas clair, que tout était confus pour toi, même le plus évident. Bref. Ce soir-là, tu m’as ouvert ton cœur (« trois fois ») et tu m’as frappée d’une singulière sincérité. Tu m’as surprise par ton côté posé, réfléchi (ou bien le rhum faisait déjà son effet et je ne distinguais plus l’irréel du vrai). Je me suis prise à y croire. À rêver de « notre » maison (toi qui n’en voulais pas, ça t’en ferait deux), de « notre » jardin, de mon atelier-boudoir pour écrire et dessiner. Je me suis étonnée moi-même de croire en une vie que je n’avais encore jamais voulu envisager ainsi, alors qu’il s’agit (ou parce qu’il s’agit, justement) d’un schéma (d’un cadre, comme on dit) de vie très « simple », entendre par « simple » classique, banal. Il y a beaucoup d’adjectifs pour qualifier cette vie traditionnelle (la maison, la voiture, les deux enfants, une petite fille, un petit garçon, le chat, le chien). J’en voudrais peut-être bien, finalement, de cette vie-là avec toi (enfin, peut-être sans le chien; le chat on verra – bien que. Tu l’as déjà). Mais si ces « possibilités » n’étaient qu’illusion ? Si nous retombions dans nos travers, dans nos plus vils défauts qui nous portent préjudice et nous entraînent dans un puits sans fond, celui de la répétition de nos erreurs, de nos errements, de notre faiblesse – j’irai jusqu’à employer le terme de veulerie, allez, un mot savant ! Et si, et si ! Et si fondamentalement tu n’étais pas « bienveillant » vis-à-vis de moi, pas plus en tout cas que tu ne l’es envers ta femme à présent ?

Ma lampe a bougé. Je n’y vois plus grand-chose. Attends. Ma respiration a pris le dessus, s’accélère et les ombres se mettent à danser comme des folles. C’est une ambiance étonnante. Où j’en étais…. ?

Je me demande si j’aurais toujours l’occasion, l’envie, l’idée de t’écrire si nous nous mettions ensemble pour de bon. J’aime bien cette expression « pour de bon ». Eh quoi ? Cela veut dire que tout ira bien ? Pour le meilleur et sans le pire ? Pour un bel avenir ? Pour un heureux devenir ?
J’ai peur de perdre ce que j’ai de précieux en te connaissant par intermittence, c’est-à-dire le rapport à l’écriture, la propension à la réflexion de fond. C’est peut-être ce qui m’angoisse le plus. Angoisser n’est pas le bon mot, mais tu comprends.

Ou bien peut-être qu’il y aura toujours une Françoise Sagan, mon autre F., pour m’y confronter et me pousser à pousser le bouchon plus loin, même si nos chemins finissent par ne faire plus qu’un. Ce serait « un bien pour un bien ». Quelle jolie formule…
MAIS. Me liras-tu ? Me liras-tu jusque sous les draps ? Feras-tu cet effort (car je sais que c’en est un, même si tu aimes mon écriture) pour moi, moi que tu auras conquise et que tu n’auras plus besoin de conquérir ? Je te pose la question puisque c’est un effort que tu ne fais plus vraiment, déjà.
Me chériras-tu en me lisant, en continuant de m’inspirer par tes récits dans ton potager, tes blagues à trois (deux ?) francs six sous ou de haute voltige, tes yeux bleus d’amoureux, tes jolies chemises et ton corps cabossé, tes meringues exquises et tes baisers sucrés, tes plats épicés et mijotés, tes exploits sportifs (?), tes discours politiques ampoulés, enflammés, et ton sexe… ton oiseau au long cou, hardi, qui ne fait pas « hulihuli-a » comme celui qu’écoute Sagan, non, mais qui, s’il pouvait s’exprimer exprimerait un soupir à la fois ravi et transi, un soupir de désir contenté, assouvi lorsqu’il se meut en moi. Rien que d’y penser, j’en ai des frissons partout.

Seras-tu mon amant pour toujours ? Ou bien faudra-t-il que je me fasse une raison et que je me retranche vainement dans l’ombre de Françoise Sagan ?

Amoureuse,

f.

2 réflexions sur “Dans l’ombre de Sagan

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