Egon Schiele, Umarmung liebespaar, peinture

Jardin secret

Depuis combien de temps Trump n’a-t-il pas mis les pieds dans un jardin ? Depuis combien de temps n’a-t-il pas respiré le parfum d’un bouquet de fleurs ? Et si le dégel du permafrost pouvait être en majeure partie à l’origine du changement climatique que nous vivons ? Nos enfants nous en voudront-ils ? Et auront-ils raison de nous en vouloir ?

Voilà. C’est l’issue d’une soirée qui ne m’aura pas déçue, c’est le moins qu’on puisse dire. Je peux toujours m’attendre à ce que cela se termine de la sorte. Le tandem éclectique que nous formons nous y conduit. Il nous arrive souvent d’évoquer les grands sujets du monde après des heures haletantes éprouvées au rythme des battements du cœur. L’amour, c’est un peu comme le running finalement. Un jeu, un sport, une addiction, mais surtout du plaisir. Du plaisir d’être vivant.

Comme par le passé, nous nous en sommes allés un après-midi chemin faisant, le nez au vent, sans réelle direction. TOUTES DIRECTIONS. On aurait pourtant cru qu’il savait où il allait. Son pas était franc. Mais il n’en était rien vraisemblablement.

On s’arrête sur le premier banc que l’on croise au calme (faux calme). C’est la première fois que l’on décide de s’arrêter sur un banc en pleine rue, où nous sommes à découvert, à la merci des regards des quelques passants. Fort heureusement, il n’y a pas beaucoup de passage, mais le quartier est quand même très bruyant. Je suis surprise, d’autant plus qu’il décide de s’arrêter à quelques mètres de là où résident deux de ses proches amis.
Partant, j’ai presque envie de tirer la conclusion que je me suis fourvoyée sur ces retrouvailles, et qu’il a finalement décidé de tourner la page. Qu’il en soit ainsi. S’il nous expose de la sorte, ce n’est certainement pas pour conter fleurette. Je me dis qu’il veut simplement s’aérer l’esprit en compagnie de quelqu’un qui le connaît bien et qui pourra assurément lui prêter l’une ou l’autre oreille.

Alors j’écoute, je l’écoute. Le travail asphyxiant, les mauvaises tensions en famille, les relations qui se détériorent, son caractère égocentrique, son envie de s’enterrer plus profondément encore… Je l’écoute et surtout, j’évite de le regarder. C’est une façon de me protéger, une forme de repli que j’adopte pour éviter de laisser aller mes sentiments. Vu les conditions, je ne peux décemment plus me laisser aller. Mais curieusement, l’après-midi semble prendre un autre tournant, lorsqu’il se met à parler de moi, à s’interroger, à m’interroger sur mon état. Je sens un changement de direction : il ne parle plus de lui soudainement, il veut que l’on parle de moi, de nous, de lui et moi. Je sens quelque chose qui change dans son regard ; oui, je l’avoue, je l’observais malgré tout du coin de l’œil. Je sens qu’il a les yeux rivés sur moi, je suis devenue le centre d’attention. C’est très surprenant comme sensation, d’autant plus que j’avais pris le parti d’esquiver son regard bleu et tendre qui me donne à chaque fois ces douces palpitations, ces petits effets scintillants, comme des diamants, dans le fond des yeux amoureux. C’est donc le moment de me livrer en nourrissant ainsi son appétence pour les situations compliquées. Cerise sur le gâteau, il a lu deux de mes articles. Je suis ravie. Il les a aimés. Le style lui a plu. Je lui parle brièvement de ce site que j’ai créé pour m’épancher en toute liberté et surtout en toute discrétion. C’est mon jardin secret. Il est à mes yeux encore plus secret que notre relation. Il comprend mon point de vue quand je lui cite les raisons de ces écrits cachés. J’évoque aussi notre complicité disparue. Je lui parle de mon immense frustration qui est de me savoir lue par des inconnus alors que l’essentiel de ma littérature sous couverture s’adresse fondamentalement à lui, destinataire initial de la plupart de ces billets. Il me confie qu’il ressent toujours cette grande complicité. C’est vrai, nous sommes au diapason quand nous parlons, quand nous marchons, quand nous échangeons, quand nous faisons l’amour (quelle question !). Mais c’est la complicité de la lecture et de l’écriture qui a disparu, qui s’est délitée à mesure qu’il se faisait de plus en plus distant et qu’il devenait absent, absent de tout échange et qu’il s’est peu à peu fermé à tout, comme à tout le monde.

Tournant décisif lorsque soudain je sens sa main effleurer mes doigts. Il les caresse doucement tout en m’écoutant. Je reste très posée alors qu’en moi tout s’accélère. Un sprint ? là, tout de suite ? maintenant ? Mon cœur s’emballe mais l’esprit reste calme. Je repense aux articles qu’il a lus et je me souviens de Baiser rêvé, dans lequel je racontais notre échange sur le banc. Nous étions trop loin l’un de l’autre et j’avais envie de me rapprocher sans pouvoir oser. Est-ce qu’il songeait à ce récit quand il me caressait les doigts ?
Je le regarde, il a l’air calme, faussement reposé. Il propose de quitter le banc et de poursuivre la promenade. Il me demande où je veux aller. Je feins d’avoir quelques idées. Il me traite parfois d’ingénue, il n’a pas tort. On se dirige vers une grande place où le vacarme est à son comble. Il lève les yeux au ciel : – Il va pleuvoir, annonce-t-il sûr de lui. C’est vrai que les nuages menacent mais j’ai l’impression que la pluie arrivera plus tard. J’affirme qu’il ne pleuvra pas. Mais il est convaincu du contraire. Est-ce que ça l’arrangerait ? – Qu’est-ce que tu veux faire ?, me demande-t-il à nouveau. Ses yeux sont francs, ancrés dans les miens, c’est la fusion. On ne pense qu’à une chose, on pense à la même chose. On se comprend trop bien. Pour jouer un peu, je rétorque qu’il ne va pas pleuvoir. On lance un pari. Affaire conclue. Je connais désormais l’issue de cette journée. Je sais où l’on va à présent.

On remonte la rue jusqu’à l’hôtel. Ce n’est pas le même que d’habitude. Notre « QG » était complet. On arrive dans notre nouveau bastion : lumière tamisée, ambiance velours, accueil agréable. La réceptionniste nous indique où se trouve la chambre, appelée « Jardin secret ». On est dans le thème, c’est parfait. Les « couples » comme nous ont un accès particulier; ils doivent traverser le jardin jusqu’à une autre aile. DISCRÉTION ABSOLUE. En traversant le jardinet qui est en fait une jolie cour aménagée à l’instar de ces jardins japonais, je perds peu à peu la notion du temps et de l’espace. Cette traversée romanesque me plaît beaucoup mais on ne s’attarde pas. On monte jusqu’à notre chambre. J’ai à peine le temps de jeter un coup d’œil à la fenêtre pour apprécier la vue, qu’il a déjà entrepris de faire quelque chose de moi. Voilà que je suis presque entièrement nue… Ventre contre ventre, nous entendons la pluie qui se met à tomber.

L’intensité et l’osmose de nos ébats me conduiront à rédiger deux billets, dont celui-ci et L’odeur du pain grillé. Pendant l’amour, j’écrivais déjà. J’écris quand je lui fais l’amour; j’écris quand je cours; j’écris quand je suis sur le point de m’endormir; j’écris quand nous marchons à cœur ouvert; j’écris quand je lis. J’écris plus que je ne l’aurais un jour imaginé. Pour lui, j’écris toujours. Je plonge dans le récit. Quand est-ce que je n’y suis plus ? Quand est-ce que je suis dans la vraie vie ? La partage-t-il avec moi ? Ou vivons-nous seulement dans ces écrits-là ? Philippe Roth dit : « Pour le romancier, écrire, c’est jouer à “faisons comme si“ ». Pour moi, quand j’écris, tout m’apparaît limpide, authentique, vrai, comme je l’ai vécu, comme je le vis ou comme j’aurais aimé le vivre. Comment savoir si nous jouons un rôle ou si ce rôle nous appartient ? Ces « je t’aime » et ces regards, les ai-je inventés ? Je crois Sylvie Testud qui a confié l’autre soir sur France Inter que « la vérité a plus d’imagination que lorsque l’on crée de toute pièce un personnage. »

Ce soir, dans ce « Jardin secret », il n’exista plus que le désir, seulement le désir. Ce furent ses mots après que je lui ai lu mon prélude des Lignes du souvenir. Ce soir-là, qu’est-ce qu’on a fait l’amour ! Dire que nous avons fait l’amour plus que de raison serait incongru. Ce serait une absurdité. Entre nous, la raison n’est point mais la vérité est là.

Je m’étends, ma main court et ne s’arrête plus. Sarte disait : « L’écriture c’est la faculté de décrire et donc d’être libre. » Si la raison n’est point dans notre relation, pourtant, le raisonnement est le point de départ de notre union. C’est le raisonnement qui a fondé notre complicité. L’attirance et la sexualité l’ont fécondée. Pour la préserver ? Ainsi complicité est devenue désir. Un jour, ma mère m’avait envoyé une lettre dont le timbre avait été réalisé par Miss. Tic, une plasticienne. Sur le timbre on lisait : « TOUT ACHEVER SAUF LE DÉSIR ». Loin de moi l’idée de penser que ma mère m’encourageait à jouer l’infidèle, même si elle l’avait été. Mais, inconsciemment, je pense que c’était un cri du cœur. Elle me conviait à suivre ce message à la lettre : à suivre le désir lorsqu’il surgit. Pourquoi ma mère avait-elle été infidèle ? Ne sommes-nous qu’un « amas de pulsions charnelles », comme le jugeaient Sarte et de Beauvoir, dixit S. Bakewell?

Ce soir, désirer c’est être libre. À ciel ouvert sur un banc ou dans un jardin secret.

timbre Miss.Tic

5 réflexions sur « Jardin secret »

  1. Une bien jolie plume, douce et affinée dans ses regards intérieurs, lucide ou emportée dans les événements amoureux, une alternance entre la profondeur et la légèreté.
    Et puis des questions essentielles qui balisent le chemin :
    « Comment savoir si nous jouons un rôle ou si ce rôle nous appartient ?  »
    Et comment savoir si dans la relation amoureuse, la fiction de nos pensées, interprétations, modélisations et conditionnements ne prend pas le pas sur la réalité jusqu’à la voiler ? Est-ce un amour intègre ou un amour illusoire ?
    Je repasserai assurément lire d’autres billets.

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