Qu’est-ce que cela signifiait ne pas être adulte ?
Elle avait le sentiment d’avoir été trahie ce jour-là, lorsqu’il lui avait dit qu’il ne savait pas être responsable, qu’il n’était pas adulte, qu’il n’était pas en mesure de combler ses besoins, de répondre à ses attentes, qu’elle pouvait pourtant légitimement faire valoir.
Ce qui l’a secoua davantage, c’est lorsqu’il prononça ces mots secs mais si justes : « J’inhibe les gens. » Cette phrase avait résonné en elle tous les jours depuis qu’elle avait été prononcée. Elle avait eu l’effet d’un véritable couperet. Cette sentence tournait en boucle, comme un disque rayé qui ne peut passer à la piste suivante. Elle, brisée, achevée, et sa peau, son cœur à vif, arrachés. Car c’était la stricte vérité, une vérité profonde, brutale, limpide aussi. Il « inhibait » ses propres sentiments et ceux des autres. Il refusait d’en être affecté, comme si aimer, s’aimer, se sentir aimé étaient une maladie. Il ne pouvait comprendre qu’on puisse l’aimer, qu’on puisse s’attacher à lui vu tout le mal qu’il s’infligeait et qu’il infligeait aux autres par ses comportements tantôt destructeurs tantôt inhibants.
Énième coïncidence, ce déchirement s’est produit peu avant d’arriver à cette page sur laquelle je lus l’autre soir : « Il semblait vraiment ne pas se rendre compte de ce qu’il faisait subir à ses amis. Beaucoup de ceux qui le connaissaient, H…, J…, A… en particulier, furent désorientés par l’ambiguïté de H., blessés par ses actes et ses attitudes. [Mais] Ils ne pouvaient se résoudre à l’oublier et se tourmentaient donc à son sujet. Leur effort pour le comprendre leur donnait l’impression d’entrevoir le vide. » [Au café existentialiste, la liberté, l’être et le cocktail à l’abricot, de S. Bakewell]
Le vide. Nous avons souvent évoqué, F. et moi, la philosophie du vide, ce ressenti étrange qui nous chamboule. Passage à vide. Drôle de sens. Drôle de sens car le vide peut être plein. Ainsi comme semblait l’exprimer Levinas pour décrire un sentiment d’oppression ou de lourdeur, ces impressions, c’était « comme si le vide était plein, comme si le silence était un bruit » [Au café existentialiste…]. J’aime bien ces oxymores. On les comprend d’autant mieux quand on les vit et les ressent ainsi, de la même manière qu’on peut parler d’un « bruit sourd ».
Cela m’apaise de retomber dans ces considérations philosophiques. Elles me permettent de faire abstraction des idées parasites et toxiques qui m’envahissent le soir avant de m’endormir.
Encore une fois, j’en rage. Son comportement m’obsède. J’avais entamé mon propre processus d’inhibition par une mise à distance qui commençait à s’installer et pouvait tout doucement porter ses fruits. Car s’il y a une chose qu’il fallait réaliser, c’est que l’inhibition dont il me parlait est un phénomène naturel chez lui, un mécanisme d’auto-défense bien rodé. Chez moi, il en est tout autre. Je dois construire ce mécanisme pour développer et provoquer cette inhibition, pour le coup totalement artificielle ; je dois la concevoir, l’élaborer de toute pièce. La mince affaire quand ma vie est une éternelle mise à nu !
Pour compliquer davantage les choses, ce personnage est revenu à la charge, prétextant que la situation le minait. Qu’on ne « pouvait faire l’économie d’une discussion ». Discuter de quoi ? C’est lui qui s’isole, qui s’enferme, se terre, se détruit. Il m’écarte comme il occulte le monde et ses objets, et le voilà qui objecte en s’écriant qu’il ne supporte pas la solitude.
« Je veux revenir aux fondamentaux, on ne parlera que de toi et moi. » De plus, il reconnaît que si l’atmosphère est devenue étrange voire malsaine parfois entre nous, c’est qu’il en est responsable. Tiens, c’est intéressant comme ce terme porte une double casquette : une acception plutôt positive, encourageante (malheureusement celle dont il se décharge délibérément, il n’assume pas), contre une acception moins reluisante, celle qui vise un état de culpabilité, limite honteux (il se retrouve dans ce cas-ci, lui fautif, coupable).
Néanmoins il avait l’air si mal en point l’autre jour que je suis retombée dans le panneau. Je me suis ouverte, manifestée. Après une discussion desséchée, improductive au possible (il tournait en boucle, comme mon disque rayé), je lui ai fait remarquer que l’on n’avait en définitive pas parler de ce «toi et moi», comme il me l’avait écrit. Il me proposa un autre rendez-vous à la sauvette, je refusai. Ce qui me laissa un goût d’amertume en bouche, bien évidemment.
En guise de sommaire et primaire consolation, je suis allée m’acheter une boîte de chocolats. Je me délectais des odeurs qui embaumaient la chocolaterie et je voyais la petite boîte noire se remplir progressivement de ces tendres carrés qui me procureraient assurément tout le réconfort nécessaire et immédiat comme le corps le réclamait — maigre consolation néanmoins du corps et de l’âme, on le sait bien (malgré un chocolat à 80%). La femme chocolat fit alors une brève apparition dans l’hémisphère, suivi de l’anthologique Forest Gump. Et les souvenirs prirent le dessus : faire l’amour avec lui était devenu au fil des rencontres monstrueusement délicieux, et ces effluves de cacao avaient fait remonter des réminiscences de nos étreintes mouillées et sucrées. Je faisais à présent le constat que faire l’amour avec lui, c’était comme plonger la bouche la première sur ces morceaux de chocolat tantôt brillants, saupoudrés, tantôt peignés, brossés, tantôt lisses, croquants, tantôt fondants, imbibés… Que j’aimais vivre ces moments intenses lorsque régnait le parfait accord. Ces vibrations étaient virtuosité. Ce n’était pas comme ce disque mortifère, aujourd’hui griffé.
Cette Nocturne m’aura fait sombrer dans un rêve charnel et gourmand alors que le cauchemar occulte tardait à se dissiper. Si L. Voulzy avait le coeur grenadine, cette nuit, l’écrivain clandestin que je suis a le cœur chocolat.