N’ayez pas peur.
L’ouvrage dont je vais vous parler n’a que le titre pour effrayer le lecteur qui connaît ou a connu la vie en couple. Son contenu nous emmène bien plus en douceur vers un autre large, à l’aune de trois écrivains aux antipodes des styles que la littérature peut compter.
Fourier, Kafka, Houellebecq : Trois théories sur l’enfer conjugal est le titre d’un ouvrage rédigé par Marcela Iacub, Hervé le Bras et Russell Williams. Les analyses recueillies dans ce petit traité anthropologique et sociologique reposent sur différents romans et récits des écrivains éponymes, offrant un formidable aperçu des caractéristiques et autres symptômes et jouissances de la vie en couple, en famille et, par extension (ou par opposition chez Fourier), de la vie en société.
Cher ami, cher amour, cher amant, cher être social doué de sentiments, laisse-toi entraîner par ces quelques pages aux vertus philosophiques qui t’en apprendront certainement sur notre condition sociale d’être humain.
Mais que vais-je « apprendre » exactement ?, te demanderas-tu. L’optique est belle et l’ambition est grande : tu vas apprendre à réinventer l’amour ! Rien que ça. Si, si, je t’assure. En tout cas, en littérature, tout est permis ! Mais l’amour est-il vraiment à réinventer ? Pas tout à fait. L’amour est en chacun de nous (n’y voyez ici aucune référence biblique, je parle des émotions qui nous habitent et nous animent). Ce qu’il faudrait réinventer, ce n’est pas l’amour en tant que tel mais plutôt l’environnement, la dimension, le milieu anthropisé à travers lesquels il naît et s’épanouit.
Partons d’abord du principe que le couple offre un cadre, garant de stabilité et gage de sociabilité (chez Fourier, c’est la sexualité et non le couple qui sert à sociabiliser) et sert ainsi de terreau fertile pour préserver l’humanité. Mais ce cadre est aussi synonyme de carcan et de cadenas, empêchant à la longue l’expression individuelle du désir et des passions. Chez Fourier, cette répression (ou « engorgement ») serait à l’origine de la sexualité criminelle, des adultères et autre déviance sexuelle que nous connaissons.
Comme le sous-tendent les écrits de Kafka, se mettre en couple c’est renoncer à ses caprices et à sa condition d’individu isolé (il oppose aussi réussite individuelle et modèle familial stable comme si conjuguer les deux était inconcevable) et il s’agirait d’une étape incontournable malgré un « lourd tribut à payer », à savoir notre chère liberté : oser la conjugalité, c’est renoncer à son moi pour s’ouvrir au monde et créer du lien. Si Kafka et Fourier prônent tous les deux ce lien social, l’un l’envisage par une relation exclusive (couple singulier) tandis que l’autre l’exprime par une relation multiple (couple pluriel).
Si l’on s’en tient à un tel postulat, l’on pourrait prétendre presque de manière tautologique que la vie de célibat ou en solitaire serait impossible à envisager selon les normes sociales qui régissent nos sociétés actuelles.
Néanmoins, il semblerait que ce « tribut », ces compromis ou sacrifices ne soient pas une issue viable. Alors, faut-il crier haro sur le couple conjugal ? Comment trouver le bonheur dans ces conditions ?, s’interroge M. Iacub.
D’après l’analyse des romans de Houellebecq, le couple traditionnel est aussi inaccessible qu’il est idéalisé. Houellebecq semble condamner l’individualisme depuis la libéralisation des mœurs et l’expansion du capitalisme. Ainsi, « le capitalisme aurait envahi le désir humain » et contrairement à Fourier, Houellebecq rejette la sexualité sans contrainte et sans limite et s’insurge contre « la tyrannie du désir individuel ». Seulement, force est de constater que les couples sont plutôt éphémères et instables.
Pourtant, après avoir envisagé des alternatives au sexe transgressif et au sadomasochisme (échecs à la nostalgie du couple rêvé) comme l’échangisme, la modification génétique ou encore la polygamie, chez Houellebecq, la seule issue valable reste le couple (et les bons petits plats) ainsi qualifié « d’îlot de résistance à l’âge de la modernité ». Autrement, il y a aussi la compagnie d’un chien pour faire votre bonheur, mais surtout pas d’enfant. Si vous lisez La Carte et le territoire, vous verrez que Houellebecq a choisi son camp.
Outre la dimension socio-économique vecteur de cruauté, d’égoïsme et de compétition qui pourrait sonner le glas de toute relation, s’ajoute une dimension d’ordre naturel, l’entropie. Affectionné par Baudelaire (pris par comparaison dans l’ouvrage), ce phénomène est récurrent et étudié entre les lignes par procédé métonymique chez Houellebecq et Kafka (décomposition des corps).
En effet, si l’amour naît, il peut mourir aussi. Le caractère éphémère s’expliquerait ainsi par une perte d’élan inévitable. Émotions, amour et désirabilité seraient soumis au phénomène « d’irréversibilité absolue de tout processus de dégradation, une fois entamé », engendrant la fin du couple à un moment donné (perte de vitalité, manque de sex-appeal). Oui, le désir est inconstant, il faut bien l’avouer. Chez Houellebecq et Kafka, cette évolution est fatale et irréversible. En d’autres mots, quand le bateau prend l’eau, quand le couple se délite, impossible de recoller les morceaux.
Qu’on se le dise, cette vision fataliste du couple ne doit pas effrayer les personnes qui se sentent prêtes à « tomber dans le bonheur tiède des vieux couples » (je crois bien que c’est ma phrase préférée du livre, je la trouve sublime et pleine d’éloquence). C’est ça, ou bien l’affection canine. Mais une chose est certaine, pour Houellebecq, la parentalité ne nous sauvera pas des vicissitudes de la conjugalité.
Alors, utopies sexuelles, modèles ou pratiques extrêmes, « phalanstère » et autre pyramide de la philanthropie sexuelle (donner du plaisir à tout à chacun et en recevoir dès qu’on en a besoin) : quelle place donner à notre sexualité ? Le bonheur collectif passe-t-il par le plein bonheur individuel ? Comment les concilier ?
Sentez-vous libres d’adopter la situation qui vous convient le mieux, tout en sachant que « les règles morales ne sont pas celles de la morale personnelle ». La politique et l’éducation sont peut-être à repenser pour faire émerger une nouvelle norme sociale. Nos sociétés n’auraient-elles pas besoin d’esprits un peu moins égoïstes et de mœurs un peu plus malléables ? Fourier croit en un « génie amoureux » : selon cette « ingénierie », les passions devraient pouvoir s’exprimer librement pour mieux servir la société au lieu d’être sous le joug d’un modèle conjugal qui s’évertue à les maîtriser. Fourier recommande du sexe pour tous, ce qui ravit ceux qui en ont déjà et ceux qui n’en reçoivent pas assez. Ce cercle vertueux permettrait d’enfanter une morale commune, fondée sur la générosité. L’important étant de trouver un équilibre entre les désirs individuels et la nécessité collective.
La conclusion de cet ouvrage n’offre pas plus de réponse à qui croyait en trouver, mais elle n’en est pas moins délicieuse à lire pour nous laisser cogiter et imaginer à l’envi des modèles peut-être moins circonscrits. Je vous le dis, l’amour c’est comme la tragédie de Tchernobyl : c’est une belle illusion de croire que nos émotions et nos pulsions ont des frontières dès lors qu’on les partage. La polyfidélité a peut-être de l’avenir, sait-on jamais. Les mœurs évoluent, le contexte social aussi.
Pour terminer, puisqu’il est tout aussi bien question de philosophie que de politique dans cet article et que nous avons évoqué la résistance, je ne peux pas me priver d’une petite référence bien connue du monde de la Libération en clamant haut et fort : Passions condamnées ! Passions réprimées ! Passions martyrisées ! Mais passions libérées !
P.S. : je vous invite aussi à lire Philosopher ou faire l’amour de R. OGIEN. C’est très instructif et ça se lit très bien.
Lire aussi : https://la-philosophie.com/repenser-le-duo-intime-du-couple-pour-une-fusion-ouverte
Une réflexion sur “« L’enfer conjugal » ou s’aimer autrement”